vendredi 25 juillet 2008

Livre 2 : LE DERNIER VOYAGE DE ZENON ?

LE DERNIER VOYAGE DE ZENON ?
(petit hommage à Julien Gracq)

Belle et terrible amie, demanda le voyageur, dis-moi : au fil de tes visites chez les vivants, as-tu jamais rencontré âme qui t’attende et soit prête à te suivre ?
- Oui…Les sages et les fous ! Les sages : ceux qui ont cherché.
Les fous, ceux qui ont trouvé.

Sayd Bahodine Majrouh



A midi, sur les pentes à demi sableuses et couvertes d'héliotropes comme d'une écume qu'auraient laissée en se retirant les vagues furieuses des derniers jours, je regardais la mer qui, à cette heure, se soulevait à peine un mouvement épuisé et je rassasiais les deux soifs qu'on ne peut tromper longtemps sans que l'être se dessèche, je veux dire aimer et admirer.

Albert Camus


Z. : Chère princesse Ariane, tu m’as tantôt intrigué en évoquant auprès de moi une île que je n’ai trouvée sur aucune carte. L’île de Vezzano.
La consonance en est italienne. J’ai bien trouvé, en Ligurie, une ville de ce nom, mais une île ? La curiosité me prend de la découvrir avec toi.

A.: Cette île existe bel et bien. C’est une poussière d’un royaume défunt.
Un royaume disparu comme le plus souvent, à la suite d’une longue décadence, comme si « le sang trop avare d’un corps politique momifié l’avait privé inexorablement de l’oxygène nécessaire à sa survie. » (Julien Gracq, le Rivage des Scythes).
Cette île, connue de l’Amirauté et des pêcheurs pour ses eaux poissonneuses, servit de mouillage jadis, aux pirates barbaresques, mais a laissé peu de souvenirs. Sans doute parce qu'on n'y cultive ni vignes ni câpres, comme à Pantalerria, bien que nombre de capriers sauvages s'accrochent aux rochers, comme ils s'accrochent aux murs de la vieille Sélinonte. Il n’y a là-bas pas âme qui vive, hormis des colonies d’oiseaux que, depuis, des « Observateurs » patients ont classifiés méthodiquement.
Les habituels grands cormorans et goélands leucophées ou d’Audouin doivent y faire une place enviable à une colonie de puffins de méditerranée, qui reviennent nicher de nuit après leur pêche au large. Mais aussi, plus rarement, au bécasseau de Terninck... Il y a du poisson pour tout le monde. Du moins c'était le cas naguère.
Je crois entendre encore le cri strident de ces centaines, et parfois, de ces milliers d’oiseaux qui y trouvent gîte.

Z. : J'apprécie, certes, tu le sais, beaucoup, les promenades ornithologiques, mais je ne crois pas que ce soit le sens habituel de nos échanges, depuis le début de ce voyage.

A. : Quand tu auras découvert la beauté sauvage de cette île volcanique, tu n’auras de cesse de vouloir y retourner, saisi d’une sorte de subjugation mystérieuse.
Non, ce n’est pas le refuge d’une quelconque Calypso, je te l’ai dit : aucune présence humaine, hormis peut-être le fantôme d’une princesse aux longs cheveux libres et aux yeux sombres.
Les chroniques anciennes écrivent en effet que cette consœur, issue d’une des plus hautes lignées du royaume, dont le monde doit prononcer le nom avec reconnaissance, y accosta jadis en compagnie d’un galant officier depuis longtemps happé dans ses rets. Elle lui offrit en ces lieux non seulement leur découverte mais aussi -enfin- toutes les parcelles les plus secrètes de son corps majestueux trop longtemps refusé, malgré quelques caresses prétendument innocentes.

La passion ainsi entretenue chez ce jeune soldat, rêveur et fantasque, devait le conduire à une expédition militaire à l’issue rien moins qu’incertaine.

Z. : J’ai connu cette forme de subjugation, de celles qui rendent les obligations régulières de plus en plus fastidieuses.
J’ai des souvenirs de tels paysages envoûtants comme on a des souvenirs d’amour.
Adolescent, j’ai, au cours de parties de pêche mémorables, découvert Ischia et son lac formé par un cratère volcanique.
J’y pense encore régulièrement, quand j’observe, sur ma main gauche, les traces anciennes de la morsure d’une murène. J’y pense toujours en y associant l’image de celle qui pansa mes blessures et m’accompagna dans la découverte de cette île, qui dispute à Corfou le privilège d’avoir accueilli Ulysse naufragé. Mais comment donc accède-t-on à ta sulfureuse et fascinante Cythère ?

A.: On arrive généralement en barque, par une calanque profonde, que l’on a du mal à repérer. Comme un trait de scie dans la masse claire d’immenses falaises dont l’allure générale évoque formidablement celle d’un donjon.
C’est un miracle de la géologie que l’apparition, à cet endroit éloigné de quelques kilomètres du rivage, de cette masse d’origine volcanique, mais d’une blancheur aveuglante, se mêlant aux nuages. Est-ce une sorte de feldspath ? Je l’ignore, mais cela me semble une hypothèse acceptable. Au fond de la calanque coule un ruisseau.
Si l’abordage est suffisamment précautionneux, peut-être y surprendrons-nous quelque balbuzard pêcheur dont la présence est attestée.
Nous entreprendrons, si tu veux bien me suivre, la marche vers le sommet du plateau. De là, une vision sans le moindre obstacle permet de distinguer, sur le continent, la cime du Tängri, couverte la plupart du temps, naguère encore, d’un habit neigeux.

Z. Le Tängri ?

A : C’est un vénérable volcan qui se trouve sur la rive continentale adverse. Vénérable, car on lui prête plus de cent mille ans, mais toujours redoutable. Des volutes de fumée continuent d’exsuder de ses cheminées latérales, formant un chapeau de nuages. Le monstre est loin…Sa vision est proprement superbe, que seule celle de l’Etna semble dépasser, par son imposante stature.
On raconte que la plus importante de ses éruptions fit plus de soixante mille victimes, et pourtant, jamais ses riverains n’ont renoncé à occuper son voisinage, rebâtissant toujours plus belles les cités. Ils tiraient profit de la décomposition des matières volcaniques pour fertiliser les terres, et faire croître oliviers, amandiers, vignes, agrumes et maraîchages jusqu’à plus de mille mètres d’attitude.
Peut-être pourrons-nous deviner, si le temps le permet, cette trame verte qui entoure le volcan.
Quand nous nous serons rassasiés de cette vision, alors, oui, nous pourrons jouir ensemble, comme l’ont fait jadis ta princesse et son jeune soldat subjugué, d’un doux repos. Au creux d’un petit vallon à l’herbe sombre, en nous reposant de nos errances dans notre Méditerranée ou ailleurs…

Z : À l’ombre d’un volcan ? Allons, soyons fous !…


(Nb : dans cette version pour internet, un certain nombre de notes de bas de page ont été supprimées. Vous les retrouverez dans une version "papier" à paraître.)

Livre 2 : QUOIQUE LES ETUVES FUSSENT CHAUDES ENCORE...

QUOIQUE LES ETUVES FUSSENT CHAUDES ENCORE...


C’est l’antiquité tout entière qui Se dresse sur ce ciel antique…

Guy de Maupassant
La vie errante


Z. : Enée, quittant Didon, mit, dit-on, le cap sur la Sicile pour se recueillir sur la tombe de son père, à Erice. Certains de ses compagnons de fuite s’y étaient établis. Probalement fit-il escale à Sciacca, ce port tranquille un peu oublié des touristes, mais à la mer si bleue.

A.: Malgré toutes ses splendeurs, je redoute de retourner sur l’île où Thésée m’abandonna. Mais Sciacca n’est-il pas le lieu où mon complice Dédale se réfugia pour échapper à la colère de Minos, mon terrible père ? On dit même qu’il y créa les bains thermaux les plus anciens et les plus célèbres de l’île, et y ébouillanta Minos qui l’avait retrouvé.

Z. : Ébouillanta ou fit mourir d'un collapsus? On dit que dans les vapeurs d'eau à 40% qui viennent des grottes du Mont Kronos (aujourd’hui Kronio), qui s'expose plus d'une heure s'expose à l'arrêt cardiaque. Ces bains sont, en effet, connus depuis l’antiquité, et ses grottes fréquentées dès le néolithique, avant que des phénomènes volcaniques provoquent les bains de vapeur naturels qui ont favorisé le thermalisme. Je veux faire une halte dans ce port qui fait face à la Tunisie. Il porte, paraît-il, toutes les traces des civilisations qui peuplèrent la Sicile : phéniciens, grecs, carthaginois, romains, juifs des différentes diasporas, arabes, normands...
A: Tu as raison. Sur cette île où subsiste une partie de mes racines, tu trouveras à profusion les plus belles architectures léguées par ces peuples qui tentèrent de l’apprivoiser.
Si, comme Enée, comme les carthaginois ou les Arabes, tu fais escale à Sciacca, tu ne seras pas loin des splendeurs d’Agrigente, de Sélinonte et Ségeste. Relis au passage les pages sublimes de Maupassant sur ces lieux.
Trop peu connaissent les charmes de ce port et de sa ville de 40 000 âmes. Imagine que c’est d’ici que partaient une partie des céréales dont l’empire romain avait besoin, au moment où fonctionnaient les "Thermae Selinuntinae".

C’est aussi par ici que les conquérants arabes venus de l’Ifriqiya voisine arrivèrent et lui donnèrent son nom actuel : Sciacca se prononce Shakka, l’eau. La ville fut, sous la domination arabe, un port d’échanges prospère avec Tunis, grâce à ses commerçants juifs descendants des premières diasporas.
De la ville arabe, Sciacca en a l’allure générale. Levant les yeux du port, tu admireras la ville blanche accrochée à une colline avant d’arriver au Porto vecchio. Je te promènerai dans les rues étroites de cette Médina, qui montent vers le sommet de la colline. Nous nous arrêterons à la Chiesa di san Nicolo la Latina. C’est la plus ancienne église de Sciacca, elle date du XIIe siècle ; elle est de style arabo-normand et située dans l’ancien quartier …Juif ! Et cette église porte les traces de la cohabitation conflictuelle entre les arabes et les rois normands. Cette cohabitation ne fut pas toujours conflictuelle : Al Idrisi, le géographe, n’a-t-il pas écrit son illustre livre de géographie Al kitab al Rujari pour le compte du roi normand Roger, que les arabes considéraient alors comme leur Sultan ?
À l’ouest de la ville tu verras aussi, en témoignage de l’influence arabe, la remarquable Porta del Salvatore, de style hispano-mauresque. Elle date du XVIe siècle, cette fois : des artistes chassés d’Espagne ?

Z : Je me suis laissé dire que l’un des plats typiques du sud de la Sicile était le couscous ?

A : Venant de toi, la remarque ne m’étonne pas! C’est parfaitement exact. J’y connais un excellent restaurant qui fait un cuscus de poissons remarquable et typiquement sicilien : parfumé à la noix de muscade, au clou de girofle, au persil plat, au céleri et au fenouil.
Le couscous est au poisson, car Sciacca est un port de pêche réputé : la daurade et l’espadon entrent dans sa composition.
Mais,peut-être, préfèreras-tu le couscous sucré des sœurs du Santo Spirito à Agrigente, la Jirganti des Arabes ? En manger n’est dans ce cas pas de la gourmandise, mais de la charité.
Quant aux oranges merveilleuses de Sicile, aux citrons lumie dont chaque famille se sert pour faire le limoncello, ou le cedra dont on fait les confitures, ce sont les arabes qui les ont amenés et mis en culture, comme le riz, la vigne, le lin, le ver à soie...
Tu trouveras aussi trace de ces influences arabes dans les céramiques qui font la réputation de Sciacca dans toute l’île. Les motifs moresques -des carreaux blancs et bleus- du maestro Gaspare Lombardo ornent le Duomo de Monreale.
Depuis l’âge d’or arabo-normand, cependant, la petite cité a perdu de son lustre après les luttes épiques entre les comtes Luna et les Perollo.
Tout juste la ville fit parler d’elle quand, en 1831, un dix sept juillet, surgit des fonds de la mer, au large de ses côtes, mue par un mouvement volcanique, une île qu’on appela Fernandinea en hommage aux Bourbons de Naples. Elle disparut sous la mer quatre mois plus tard, non sans avoir entretenu une querelle diplomatique avec la couronne britannique, alors présente à Malte.


Heureusement pour Sciacca, les vertus thermales de la ville -que n’ignoraient sans doute pas les arabes - ont été remises en valeur.
Bien sûr, en montant vers le mont Kronio, les étuves de Dédale -devenues par la grâce du saint local stufe di San Calogero - proposent aujourd’hui bains et massages de boue.
Nous y monterons surtout pour admirer, du monastère San Calogero, la vue qu’on y découvre sur l’ensemble de la côte. Dans la ville même, la station termale prodigue les soins de ses eaux sulfureuses.

On peut même s’y baigner, si tu veux. Ne crains rien. La température de l’eau ne risque pas de nous ébouillanter : tout juste de nous rafraîchir, mais le matin, seulement.



Livre 2 : TUNIS EL KHADRA

TUNIS EL KHADRA



…Car Tunis s’est proclamée, s’est rêvée verte - le vert Occident de la geste hilalienne. En contrechamp du désert avançant sa menace ensablée, elle s’est montrée, en défense contre la damnation des sécheresses grises, une fortification imaginaire, un tendre mythe– Tunis la verte – basculant, à la faveur d’hivers rarement pluvieux, vers une ombre de réalité…

Samia Kassab-Charfi
"La fée tranquille", in Qantara 58

Z : J’imagine maintenant l’errante Didon, l’amoureuse, sœur mythique d’un roi de Tyr assassin de son époux. Elle le fuit. Ayant évité prudemment les dangereux rivages des Syrtes1, elle découvre de son vaisseau la colline de Byrsa, et décide d’y créer une Nouvelle Ville, Kart-Hadasht, autrement dit Carthage, en faisant preuve d’astuce pour obternir des tribus locales suffisamment d’arpents de terre pour faire de sa colonie une grande et belle cité.
Un mouillage rêvé pour les navigateurs puniques : un fort beau et large golfe, une bande de terre bordée à la fois par la mer et par le lac de Tunis. Un port stratégique sur le détroit de Sicile.
Les dieux capricieux lui font, sur cette terre, rencontrer, évidemment, le représentant d’une autre nation navigatrice, lui aussi en errance. Ils lui font aimer cet Énée. J’ai en tête les mots de Virgile évoquant la montée de son désir :

« Illum absens absentem auditque uidetque… »,

jusqu’à l’épisode de la grotte. J’ai dans l’oreille son chant plaintif imaginé par Purcell, lorsque, abandonnée, elle songe à mettre fin à ses jours. Je pense toujours à mon souvenir scolaire le plus vif, Monsieur Berton, le professeur de Lettres Classiques que j’adorais, nous faisant découvrir une traduction mot à mot de l’Enéide par Pierre Klossowski -que j'ai enfin retrouvée-, et mimant sur l’estrade la mort de Didon. Et j’ai dans les yeux depuis peu ses grands tableaux du musée Fabre qui évoquent l’histoire de cette rencontre.
Je me rêve arrivant, moi aussi, par la mer dans ce pays où l’on peut voir aujourd’hui surgir d’énormes remparts et les traces de la citadelle de cette « Nouvelle Ville », dix fois plus grande que Tyr, sa métropole, et le Tophet où Salammbô, selon Flaubert, venait offrir sacrifice à la déesse lunaire Tanit…

A : Tu pourras, arrivant par la mer, admirer la puissante beauté du golfe de Tunis, entre le Djebel Manar,où s'accroche le beau village de Sidi Bou Saïd, et le cap Bon. Au milieu de ce golfe, la colinne de Byrsa, d'où l'on a vue sur une large bande de terre qu'occupent Tunis et ses banlieues. Pas étonnant que les carthaginois s'y soient installés...tout comme, aujourd'hui, le Palais présidentiel! Tu pourras observer ce qui subsiste de ce passé de légende, même si elle est parfois mensongère : les sacrifices humains n’ont, semble-t-il, jamais existé.
Il faudra cependant que tu y reviennes par la terre, car le port de Carthage est réduit à néant. Tu y arriveras par le port de la Goulette.
C’est là qu’arrivent d’Europe et en repartent les cars ferries, et c’est là que je t’attendrai. Cet endroit est sans doute moins chargé d’histoire, bien que son vieux fort, où nichent aujourd’hui des colonies de martinets, ait été bâti par Charles Quint.
Quand tu descendras du ferry Al Habib, je te connais : Tu n’auras de cesse d’aller vers la plage pour te baigner et montrer tes qualités de nageur. Tu auras peut-être en mémoire les jeux des enfants et des dauphins que vit et décrit,non loin de là, Pline le jeune. Tu les retrouveras plus tard, sous forme de mosaïques, au Musée National du Bardo, comme tu trouveras, dans la salle Sousse, mon effigie dans une autre mosaïque que Maupassant a décrite dans sa « Vie errante », et qui a été reconstituée d’après croquis : elle n’avait pas supporté le déplacement de Sousse au Musée. On m’y voit avec Thésée, dans une barque, approchant du labyrinthe de Crète.
Après le bain de mer, je t’emmènerai au quartier de la Piccola Sicilia, construite sur d’anciens marécages.

Z : Ah, « La petite Sicile où la misère attend aux pas des portes, les foundouks collectifs des Maltais, bizarres européens au parler arabe… » (Albert Memmi : La Statue de Sel).

A : Il n’y reste guère de siciliens, si ce n'est de passage, et pas plus de Maltais ou de descendants de juifs livournais, les Grana. Il n’en demeure guère plus que des juifs twansas, déjà présents en Tunisie depuis près de trois mille ans, mais que même les murs séparaient des premiers dans la mort. Les fantômes des livournais, jadis maîtres du commerce maritime, hantent cependant encore, même de jour, les bâtisses par eux édifiées : Une salle d’opéra, le Politeana Rossini, l’imprimerie Finzi, une église de style art moderne d’inspiration orientale... La Goulette, ce fut d’abord La Goleta. Reste que l’Italie n’est jamais loin, que les premières émissions de télévision captées ici furent italiennes, et que les tunisiens ont su conserver du passage des Italiens l’art de faire d’excellents cafés.

Z : Mmm. Une amie m’a récemment confié qu’elle avait trouvé autour de la porte de France les meilleurs cafés qui soient. J’ai aussi, de cette présence italienne, le souvenir ému de Claudia Cardinale revenant sur ses terres natales…

A : Après cette promenade, il y a quelques temps, je t'aurais fait découvrir près du port, face à l’ancien casino, le Café Vert, un restaurant de poissons à la devanture de même couleur, dont les tables aux nappes (rouges !) envahissent le trottoir. On peut s' y régaler d’un « complet poissons », ou de la soupe de poissons aux fruits de mer, suivi, en fonction de notre appétit ou de l’humeur du moment, par une bouza. Mais après tout, évoquer Tunis la Verte au Café Vert, cela fait un peu « ton sur ton ». On lui rendra visite un jour pour découvrir son superbe « complet poisson ». Le lieu où j’ai vraiment envie de t’accueillir n'est pas bien loin: c'est chez Mamie Lily, et son fils Jacob, à deux pas de la station de train « Goulette Casino ». Un endroit rare, qui perpétue la tradition de la cuisine juive tunisienne. Selon tes goûts, tu y dégusteras, après une kémia très engageante, un ragoût de gombos, ou une méchmachia, du boeuf mijoté avec des fruits secs. Tu te régaleras ensuite d'un sabayon glacé parfumé à l'alccol d'amande...

Z : Cela me rappelle quelques souvenirs anciens. Jadis, rue de Trévise, à Paris, j'ai connu un excellent restaurant de cuisine juive tunisienne, le Petit Dominique. Il est aujourd'hui fermé. Je te suivrai donc volontiers dans ce choix...

A: D'autant plus que Jacob te racontera mieux que d'autres l'histoire d'un pays où il est revenu après un exil de près de vingt ans à Paris : c'est de lui que j'ai appris le nom des trois papes tunisiens dont le portrait orne le nord du choeur de la Cathédrale de Tunis: Saint Victor, Saint Miltiade et Saint Gélase ( dont les musulmans ont baptisé le cimetière du sud de Tunis!). C'est de lui que j'ai appris la présence des juifs en Tunisie depuis trois mille ans, présence symbolique aujourd'hui : mille quatre cent juifs se revendiquant comme tels, pour trois synagogues encore actives.

Z : Alors, j'ai plein de questions à lui poser et à te poser. Comme je te l’ai dit, j’ai lu naguère les impressions d’un voyage quasi hivernal de Maupassant, entre Tunis et Kairouan3. Comment arrive-t-il à évoquer de manière aussi précise les formes et même les couleurs de ces paysages visités?
Il y a aussi des moments de rencontre poignants comme cette visite à un asile tunisois...
Cette lecture apéritive me donne envie d’interroger mon Ariane tunisoise... qui, couleur locale, s’appellerait forcément Ariana :

Y a-t-il un seul endroit au moins à Tunis, où l’on peut trouver trace de la « capitale éblouissante d’Arlequin » et des costumes d’une fantaisie étourdissante qu’a vus Maupassant lors de son séjour?
Où peut-on y entendre encore les airs d’autrefois éclos sous le ciel d’Andalousie?
Aux jardins de l’Ariana, si tu les as visités, les buissons énormes de jasmin sont-ils les rois de la place, ou l’ont-ils cédée à d'autres plantes parfumées? Peut-on toujours y cueillir le fruit du cédrat?
A : Oh là ! Répondre à toutes ces questions reviendrait à l'écrire, ton bouquin ! Bon, je consens quelques pistes :
"Ariana" en arabe signifie "nue", l'adjectif au féminin, je n’y peux rien c'est comme ça... Et si tu veux tout savoir, sur les jardins de l'Ariana est aujourd'hui construite la Faculté des Sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis, dite la Fac de l'Ariana !…C'est dans les environs de l'Ariana que se trouvait le fameux parc d'Abou Fihr avec ses bosquets et ses lacs artificiels à l'usage des princesses hafsides, les poètes tunisiens ayant longtemps chanté les roses des jardins de l'Ariana. Tu veux vraiment que je poursuive ?

Z : Bien sûr !

A : Alors j’essaierai de t’expliquer, d’abord, pourquoi la couleur de Tunis, c’est le vert, bien que Chadly ben Abdallah ait écrit que « par la blancheur de ses terrasses étincelant au soleil (…) Tunis est appelée Tunis La Blanche ». À la différence de Carthage, tournée sur la mer, parce que colonie phénicienne, sa voisine Tunis, vieille cité punique qui lui préexistait, vit tournée vers la terre, entourée de collines et de lacs qui les reflètent. Pourtant, c’est cette proximité de la mer qui, dans un contexte climatique particulièrement sec, a permis de mettre un coin de verdure sur cette terre. Au milieu de la ville européenne, le Parc du Belvédère occupe l’une des collines, mais le vert domine aussi le cimetière du Jellaz ( en l'honneur de Saint Gelase!), El Rabta, le domaine universitaire de l’Ariana…
Et, surtout, il faut imaginer qu’au-delà de la « Porte Verte », Bâb el Khadra, de la médina, aujourd'hui marché vivant, commençaient autrefois les maraîchages qui l’alimentaient.
Tunis est blanche, mais verte à la fois. Et si tu ne me crois pas encore, regarde plutôt ces photos que j’ai prises !

Z : Tunis est verte, comme la forêt où Didon part chasser en compagnie d’Enée. Verte, enfin, comme les propos sévères de Taoufik Ben Brik quand il évoque la dictature de Ben Ali et la disparition des lieux de parole et d’écriture dans son pays.
A : J’ai lu cela, en effet, naguère. 4Depuis, pendant quelque temps, « Le Monde » n’a pas été diffusé dans la ville. La charge est belle et féroce à la fois….
Z : Elle est belle en effet :
« Allongée dans sa tombe de lumière, Tunis se fane. Elle a la beauté des jeunes veuves ou des femmes abandonnées. Les Phéniciens, les Romains, les Arabes, les Normands, l’ont autrefois couverte d’or et de céramique. Ils ont accroché sur son buste des palais et des Colisée. La ronde infinie des soupirants semble ne plus jamais devoir finir. Flaubert se jette à ses pieds avec sa prose. Pour elle, Mahmoud Darwich a oublié sa Palestine… ».
A : C’est vrai : Darwich, ce grand poète d’un peuple sans état, ce poète que j’aime tant réciter, a séjourné longtemps en exil, comme beaucoup de dirigeants palestiniens, en cette ville. C’était au temps, où un vent de liberté volait encore dans ses murs. C’était avant que Ben Ali soit omniprésent sur les murs et dans les échopes. Car, comme poursuit Ben Brik à propos de Tunis, et c’est là, précisément, que sa charge devient féroce :
« La mauvaise affaire de sa très longue vie, elle l’a connue avec un homme trapu, aux cheveux gominés…Le président Ben Ali a mutilé l’organe le plus précieux des Tunisois : la langue. »
Et, après avoir fait la liste des artistes, musiciens, acteurs, plasticiens ou écrivains qui ont dû se taire, de demander : « Mais qui écrit encore à Tunis » ?

Z : Il est aujourd’hui bien plus facile d’écrire ensemble sur Tunis que d’écrire à Tunis. C’est pourquoi nous nous devons de relayer le cri de celui qui a dû s’en absenter. Relayer la « prière de l’absent».

A: Et dire que Tunis mérite mieux, même si la photo d'un homme sans âge aux cheveux teints orne les rues et semble accorder protection à tous les commerces. Même si, à côté des ruines de Cathage, tu dois détourner tes pas pour contourner le Palais présidentiel. Même si des policiers en civil et leurs mutiples indicateurs se mêlent chaque jour aux passants.
Il faut aller à Tunis. D'abord pour constater tout ce que nous avons comme héritage commun. La visite de l'extraordinaire musée du Bardo le démontre abondamment. Vas et témoigne. Vas et regardes bien. Perds-toi dans la Médina, arrêtes-toi dans ses palais, mais aussi dans ses ruelles, en évitant de ressembler à un touriste. Vas aussi jusqu'à la rue des Salines me chercher un CD de Lofti Bouchnak.

Et tentes de résister comme Ulysse au Sirènes.




















Livre 2 : QADÎM

QADÎM


Un des charmes d’Alexandrie, fait remarquer un auteur anglais, c’est qu’elle ne nous assomme pas, comme Athènes ou Rome, avec ses ruines : Il faut tout imaginer.
Olivier Rolin
Sept villes

Z : J’imagine la fête donnée au Musée en l’honneur d’Hadrien par le poète Pancratès, avec sa débauche d’instruments de musique précieux (vieilles lyres doriennes, cithares de Perse et d’Egypte, pipeaux phrygiens, harpe triangulaire au son triste…) .
J’imagine la splendeur du Phare, décrite par Strabon. Le Phare. De Pharos. Celui qui prête son nom aux plus majestueux comme aux plus simples édifices qui guident les marins vers la terre.
J’imagine l’émerveillement d’Ibn Jubayr, venant de Grenade, face aux rues qu’il découvre si vastes, aux bâtiments qu’il trouve si élevés, aux marchés si animés, aux madrasas et couvents accueillant les pèlerins de pays si lointains…
J’imagine les quatre portes d’Alexandrie et la colonne du Portique, décrites par Ibn Battuta…
J’imagine les ruines pulvérisées de mille cités, entrevues par Herman Melville.
J’imagine les asphodèles importés par les Grecs anciens arrivant tout à coup, au printemps, autour du lac Mareotis (Maryut)…
J’imagine la vieille Bibliotheca alexandrina et la bible des septante.
J’imagine l’activisme fébrile des gnostiques d’Alexandrie pour traduire en copte la palanquée d’évangiles apocryphes, puis les mettre à l’abri pour des siècles, après le concile de Nicée.
J’imagine le babil polyglotte d’un brassage humain, qui n’existe presque plus, d’arméniens, de grecs, de marocains, de juifs venant de tout le Moyen-Orient. A partir de 1956, ces communautés ont rejoint, comme on dit, leurs mères patries respectives; en réalité, elles se sont exilées. Depuis 1993, une Association Alexandrie Hier et Aujourd'hui s'efforce de retisser les liens de cette diaspora avec sa ville d'origine, et cultive la nostalgie de l'époque révolue. Je suis, moi aussi, un amateur de choses révolues.

A.: Et moi, j’imagine toutes ces femmes qui ont participé aux rêves d’Alexandrie.
J’imagine Cléopâtre amoureuse de César, puis de Marc Antoine –au point de lui faire quatre enfants - .
J’imagine la courtisane Thaïs, belle, éternellement belle, qui accompagnait Alexandre dans ses débauches et épousa à sa mort Ptolémée. J’imagine la sainte Thaïs, d’abord courtisane, elle aussi, et tout aussi belle, interrompant ses rites en faveur d’Aphrodite pour embrasser la religion prônée, selon Anatole France, par le moine Athanaël, mais le subjuguant en retour par sa beauté. Je crois entendre sa méditation jouée au violoncelle34. Son souvenir se mêle à celui, plus connu, de Marie L’Egyptienne, que j’ai rencontrée par hasard sur un chapiteau roman à Toulouse, avant de découvrir tout ce qu’en écrivit Jacques Lacarrière.
J’imagine Catherine d’Alexandrie se préparant au martyre de la roue.
J’imagine Clorinde, la belle Ottomane, qui livra combat à Tancrède, son Amant, et mourut dans ses bras.
J’imagine l’insaisissable Justine inventée par Durrell dans son Quatuor.

Z : Cette Justine dont Durell écrivait si joliment : « Ceux qu’elle a blessés en ont été enrichis. Elle arrachait les gens à leurs veilles enveloppes, elle les faisait sortir d’eux-mêmes »… Je ne voyagerais probablement pas autant dans ma tête et avec toi, si je n’avais pas rencontré un jour une telle Justine.

A : …J’imagine aussi l’élégante Marthe El Kayem, qui présentait tant de points communs avec cette héroïne de fiction, que l’on a pu faire d’elle l’inspiratrice du personnage de Durrell.

Z : À moins que son modèle ne fût, tout simplement, Eve Cohen, sa deuxième épouse…

A : J’imagine l’autre amoureuse que décrit Durell, Cléa la blonde, dont la bouche sentait l’orange et le vin le jour où elle découvrit avec lui ce petit îlot refuge dans la baie d’Alexandrie.
Ou encore Marianna, la propriétaire grecque de la pension Miramar, et j’imagine aussi Zohra, la fleur de cette pension, uniques amies qui restent au journaliste Amer Wagdi. La première aura à jamais soixante-cinq ans, et la splendeur ne l’aura pas complètement abandonnée. La seconde aura toujours l’enthousiasme d’une jeune fille qui s’est arrachée à la tradition pour être libre de ses choix.
J’imagine la jeune Hosneya et les caramels que le jeune Michaël lui offrait …

Et toutes ces « Belles d'Alexandrie » qu'Edouard Al-Kharrat magnifie dans son roman du même nom, ces Soad, Despina, Zizi, Iskandera, Yvette, Mona, Wadida, Esther, Soumayya, Jeanine, Madame Nagueya, Oumm Toutou,Layla, Néfissa, Rana, Soussou, Madeleine et Myriam, Yvonne, Stifo,Odette, de toutes origines et nationalités, mais femmes, alexandrines et si désirables.

« Ah, filles d'Alexandrie, vos lèvres délicieuses... Et nous sommes revenus à Alexandrie Rivage d'Alexandrie, rivage de l'amour... »

Z. : Et je te demande d’imaginer les jeunes corps masculins passionnément aimés par Constantin Cavafy !

« Je me demande s'il y eut jamais dans la glorieuse Alexandrie antique un jeune homme plus parfaitement beau, un corps plus accompli que le sien... » écrit-il d'un jeune ferrailleur.

Nous pourrions tout autant poursuivre notre inventaire imaginaire autour des sons d’Alexandrie :
J’imagine avec Olivier Rolin « la louange mégaphonique de Dieu l’Unique, l’Eternel », « la mélopée énorme des muezzins », suivie bientôt du chant du coq, mais aussi, les cloches de San Saba.
J’imagine les bruits de la rue, les « longues notes graves des tramways beuglant sur l’ancien boulevard de Ramleh », le « tohu-bohu des klaxons », les « tintinnabulantes calèches », se mêlant aux cris des mouettes, ou encore de certains marchands. J’imagine le bruit de ferraille du petit tram qui emmenait Melissa et l’Ecrivain vers les plages de Sidi Bishr.
J’imagine le bruit des pièces de monnaie qui tombent dans les boîtes de fer blanc des mendiants.
J’imagine le mugissement d’une sirène, au loin, sur le port, là même où, descendant d’un cargo Pytheas à quai, Nikos Kavvadias descendait à la recherche d’une femme pour la nuit.
J’imagine l’écho des concerts qu’ont pu donner jadis Furtwängler et Wilhem Kempff.
J’imagine tout le peuple d’Alexandrie écoutant la retransmission à la radio d’un concert d’Oum Khalsoum.
J’imagine l’arrivée du jazz décrite par Youssef Chahine…

A : Mais saurions-nous imaginer, sur ce front de mer, Justine et l’Ecrivain descendant vers les plages de Bourg El Arab, « étincelantes dans la lumière mauve et or » de l’après-midi ? Premiers baisers d’un amour si contrarié.

Où sont les petits cafés du bord de mer qui « jetaient de pâles lueurs phosphorescentes tremblotant dans l’air poisseux » ?

Et toute la nouvelle géographie d’Alexandrie que l’amoureux de Cléa découvrait à travers elle ? Les mêmes petits cafés avaient, pour elle, des marquises de toile rayée qui voletaient sous la brise de minuit. Les visites au Cap des Figues étaient un prétexte à la cueillette de brassées de fleurs printanières, et celles aux tombeaux de Kom El Shufaga, l’occasion, au sortir de ces étrange et sombres lieux de repos d’Alexandrins morts depuis longtemps, d’admirer par contraste la lumineuse et si vivante présence de l’aimée.

Quant à la multiplicité des quartiers où les revers de fortune familiaux menait l'enfant Al-Karrat, elle n'est pas aussi multiple que sa propre géographie amoureuse, qui n'est pas du tout la même que celle de Durell.

Z: J'entends ta gourmandise hédoniste évoquer cette terre sensuelle, mais je n'oublie pas qu'elle fut aussi un lieu de spiritualité : terre des coptes, et surtout des ermites, des évangiles si nombreux qu'il fallut le concile de Nicée pour y mettre bon ordre...


Livre 2 : « TU ES TYR TOMBEE DE LA POCHE DE L’HISTOIRE »

« TU ES TYR TOMBEE DE LA POCHE DE L’HISTOIRE »


Tyr, c’est toi qui as dit : Moi, je suis parfaite en beauté ! Tes frontières étaient au cœur des mers. Tes constructeurs avaient parachevé ta beauté. Ils avaient construit pour toi en cyprès de Senir tous tes bordages. Ils avaient pris un cèdre du Liban pour en faire sur toi un mât. Ils avaient fait tes rames en chêne de Basan . Ils avaient fait ton pont en ivoire incrusté dans des cèdres des îles de Kittim…
La Bible,
Ancien Testament, Ezechiel XXVII


Z : J’ai rêvé, dans mon périple, de m’arrêter dans l’antique ville de Tyr, déjà citée par Hérodote, qui imagine sa fondation plus de vingt siècles avant J.C…

Tu fus île et forteresse Et une halte pour les voyageurs Le jour ne suffisait pas pour bâtir Ni la nuit pour rêver
(
Abbas Beydoun, Le Poème de Tyr)

Ce qui est établi, c’est que Tyr fut d’abord une cité phénicienne d’un dynamisme commercial rare ; que c’est de là que partirent les fondateurs de Carthage et de Cadix.
Qu’elle fut le siège, sous domination romaine, d’une importante école de philosophie, dont un autre Zénon, phénicien né à Kition, fut l'un des plus illustres ; qu’elle fut un temps la résidence du roi croisé de Jérusalem, avant qu’il ne soit occis par un membre de la secte des Haschichin.
J’en ai rêvé, mais c’était avant la guerre de trente-deux jours subie il y a si peu de temps...

Par toi passent les soldats en fuite Et de tes fenêtres Ils tirent sur les gens dans les marchés…(idem)

J’ignore ce qui subsistera de la ville quand la paix sera vraiment revenue.
J’ose espérer qu’une cité qui a survécu à Nabuchodonosor (13 ans de siège !), Alexandre le Grand (7 mois de siège et 8000 habitants massacrés, ce qui, paradoxalement, indique l’importance de la ville à l’époque), qui a survécu également aux Romains, aux croisés (après un siège de cinq mois, soutenu par la flotte vénitienne), aux mamelouks, aux Ottomans, et déjà une première fois aux Israéliens, saura retrouver sa splendeur.

Tu es Tyr tombée de la poche de l’histoire…

A : Peut-être. Mais sa population, naguère encerclée comme jadis, privée de moyens logistiques comme une bonne partie du Liban, a failli périr de famine. Je souffre comme toi de cette nouvelle guerre qui m’a empêchée de repartir vers ces terres et qui les a dévastées. Le paradoxe, c’est qu’aujourd’hui les fils d’Israël envoient des chasseurs bombardiers et des soldats sur Tyr (Sor, en phénicien, ou Tsor, en hébreu, une langue si proche, c’est-à-dire le rocher), alors que la Bible évoque l’amitié légendaire du roi Hirom 1er de Tyr et du roi Salomon, qui bâtit son temple grâce aux cèdres offerts par les libanais !
Je dois à la vérité de dire que les cèdres, qui firent une partie de la renommée de ce pays, ont quasiment disparu– il n’en reste que quelques petits bois ! Lamartine, déjà, dans ses Voyages en Orient, dénonçait ce pillage d’une ressource si précieuse :
« Ce sont des êtres divins sous forme d’arbres. Ils croissent dans ce seul site des groupes du Liban ; ils prennent racine bien au-dessus de la région où toute grande végétation expire. Tout cela frappe d’étonnement les peuples d’Orient, et je ne sais si la science n’en serait pas étonnée elle-même. Hélas ! Cependant Basan languit, le Carmel et la fleur du Liban se fanent. Ces arbres diminuent chaque siècle… »
Les guerres successives n’en sont pas la cause, mais l’insouciance des hommes vis-à-vis de leur patrimoine naturel.
J’ai aussi voulu me rendre à l’antique cité qui tirait ressource de la pourpre et du verre. Tu connais la légende de la découverte du murex ? Venant de Beyrouth, je suis allée, après le retrait israélien de l’an 2000, au-delà du Litani pour la découvrir.

J’ai voulu voir ce pays dont les femmes, sœurs, épouses et filles de roi ont laissé tant de souvenirs sur les deux rives de la Méditerranée : Didon-Elissa, créatrice de Carthage, amoureuse abandonnée, celle-là, par le Troyen Enée ; Cassiopée, Andromède, et peut-être plus encore, Europe, fille d’Agénor, enlevée par Zeus déguisé en taureau et conduite en Crête…Ou encore Jézabel, épouse du roi des juifs Achab.
J’ai voulu enfin y voir les traces d’un peuple qui apporta aux Européens l’écriture alphabétique. Hérodote relate la légende de Cadmos, frère d’Europe, parti à sa recherche, et livrant aux Grecs de Thèbes, parmi tant de connaissances nouvelles, cet outil merveilleux et désormais indispensable qu’ils dénommèrent, par reconnaissance, phoinikeia grammata…
Tu serais bien en peine, sans cette invention !

Z : « Aujourd’hui, Tyr est un paisible port de pêche où les traces du passé grandiose sont partout visibles. », écrit le dessinateur Jacques Ferrandez…

A : Oui. Le passé glorieux est enfoui dans l’univers banal d’un petit port de pêche trop près d’un fleuve convoité.
Il faut lire "Phénicia" d'Alexandre Najar pour imaginer la cité du temps de sa slendeur phénicienne : Sous le ciel bleu ou sous l'ébouriffant Africus, qui se lève sans crier gare et malmène les palmiers, la cité comprenait deux quartiers : le quartier ancien, construit sur la terre ferme, et le nouveau, bâti sur l'île, solidement fortifié de l'enceinte "la plus grande ques des mains d'hommes eussent jamais élevés", abritant demeures et palais. Deux quartiers et deux ports : l'un regardant vers Sidon, au Nord, l'autre, vers l'Egypte, au sud.
Alexandre, après avoir enduré sept mois la résistance des phéniciens rasa tout, relia définitivement l'île au continent et rebâtit la ville.
De Tyr, je garderai le souvenir de la nécropole et de l’hippodrome romains : Concernant la nécropole, même s’il paraît que les plus beaux sarcophages ont rejoint Beyrouth au Musée National, ceux qu’on peut encore voir sur place sont fort intéressants, ornés de scènes bucoliques, de chasse ou évoquant l’Iliade.
Les restes d’un aqueduc subsistent aussi sur le site. Il conduisait à Tyr l’eau captée au sud de la ville.


De l’hippodrome, je n’ai vu que de quoi imaginer qu’il s’agissait de l’un des plus vastes du monde romain : une partie des gradins et le champ de course proprement dit.
C’est peu de chose pour évoquer la splendeur passée de la cité phénicienne, d’autant, comme tu le vois, qu’il n’y demeure de phénicien que son histoire. Mais ce paisible port de pêche de naguère, au large du quel il arrivait au poète Kavvadias de prendre son quart lorsqu’il allait à Alexandrie avec un cargo, continue de faire rêver.


Livre 2 : CAPITALE DE LA TERRE

CAPITALE DE LA TERRE



Et enfin, là-bas et là-haut, sortant tout à coup d’une brume qui se déchire, la silhouette incomparable de Stamboul.
Pierre Loti,
Fantômes d’Orient


Z : Comment voyager en Méditerranée, sans faire escale à Istanbul ? On m’objectera que la ville n’y est pas précisément. Mais son prestige rayonne sur tout le bassin méditerranéen. Comme une …Sublime porte entre celui-ci et la Mer Noire, entre l’Europe et l’Asie.
Comme la deuxième Rome qu’elle fut, avec ses sept collines, quand on la dénommait Byzance.
Comme le siège d’une puissance maritime qui maîtrisait les côtes orientales et africaines, quand Barberousse se rendait maître d’Alger pour le compte du Sultan.
Comme l’autre refuge des juifs séfarades chassés par les rois catholiques d’Espagne (et d’ailleurs, si l’on peut beaucoup reprocher aux Turcs quant à leur attitude face aux arméniens, l’attitude bienveillante face aux juifs a été constante, y compris lors de la deuxième guerre mondiale) …
Oui, Istanbul me fait rêver, comme peut faire rêver la « ville des villes » dont parlent les chinois, la « capitale de la Terre » qu’évoquait Flaubert. Longtemps, les seuls souvenirs littéraires que j’attachais à cette ville provenaient de Loti.
J’ai aimé Istanbul grâce à Azyiadé. J’ai eu une folle envie d’aller à sa rencontre en découvrant, dans une bouquinerie de Brest, un album de photos de Loti. Le cimetière d’Eyup sous la neige, dominant la Corne d’Or ; Pierre Loti (Pyer Loti comme l’écrivent les Turcs) en chéchia dans le cimetière de Topkapi, aux côtés de la tombe d’Azyiadé ; la Mosquée de Beyazid ; le débarcadère de Karakoy ; les fontaines, les voiliers dans le Bosphore…Que puis-je retrouver dans la Ville d’aujourd’hui de ces images du début du siècle passé ?

A : La ville a su garder, tu le verras, les traces de presque toute son histoire. Elle a, à vrai dire, été bien plus pillée par les vénitiens, ces enfants de la fille félonne de Byzance, que par les ottomans. Faut-il te rappeler que le quadrige qui trône au faîte de l’église Saint-Marc de Venise vient de l’hippodrome de Byzance ? Mais depuis les croisades, les bâtiments de la cité ont échappé aux pillages. Tu retrouveras donc le site splendide du cimetière d’Eyup comme tu l’as découvert sur les photos de Loti. Les couleurs en plus : tu descendras avec moi pour admirer le Mausolée dédié à ce disciple de Mahomet, tout orné de faïences bleues d’Iznik (la Nicée du concile normalisateur, où ont été créés, sous les ottomans, ces lumineux et extraordinaires motifs).

Z : J’ai découvert, depuis ces lectures de Loti, grâce à tes encouragements, les « Voyages d’Orient », de Nerval, de Flaubert, puis le « Constantinople », de Gautier, qui a d’ailleurs lui-même servi de guide à un truculent « Péra Palas » de Gérard Oberlé. J’ai hâte de confronter mes lectures à la découverte de La Ville. Mais par où commence-t-on ?

A : On pourrait commencer par la descente du train en gare de Sirkeci. C’est là que les trains venant d’Europe arrivent, dont le célèbre Orient-Express. Mais il n’y a plus guère qu’un voyage par an, et encore, pour les plus fortunés !
Amateur de visions de rêve, tu préfèreras venir de la mer, d’Ancône, de Brindisi ou du Pirée. C’est, en tout cas, ce que je te propose de partager avec moi. Nous accosterions à l’embarcadère de Karakoï, après avoir, longtemps, admiré, venant de la mer de Marmara, les flèches et les dômes des mosquées d’Istanbul.

Z : Spectacle magnifique que décrit un officier italien amoureux de la ville, Edmondo de Amicis : « Voilà Constantinople ! Constantinople superbe, démesurée, sublime ! Gloire au Créateur et à l’homme ! Je n’avais pas rêvé une pareille beauté ! ». Le reste est dans l’hyperbole, toujours :
« La Corne d’Or devant nous, comme un large fleuve ; et sur ses deux rives, deux chaînes de hauteurs sur lesquelles s’élèvent et s’allongent deux chaînes parallèles de villes qui embrassent huit milles de collines, de vallées, de golfes, de promontoires ; cent amphithéâtres de monuments et de jardins ; un double et immense escalier de maisons, de mosquées, de sérails, de bains, de kiosques (c’est un mot turc !), de couleurs variées à l’infini… »

A : A défaut d'une yali en bord de mer, je nous trouverais une chambre d’hôtel dans un konak en bois de la vieille ville avec terrasse sur la mer de Marmara. De là, nous pourrions voir au loin les îles des princes, où l’en éloignait les princes déchus, la rive asiatique et l’entrée du Bosphore. Avec un peu de chance, de l’autre côté, nous pourrions être derrière la Mosquée Bleue, et pouvoir l’admirer de la terrasse côté rue…

Z : Pas loin du restaurant Rami, dont parle Oberlé ? Bonne idée : j’irai lui rendre une visite de voisinage pour vérifier si l’on y sert toujours du kagit Kebap, accompagné d’un Buzbag, sous les peintures néo-impressionnistes de Rami Uluer.

A : Soit. Mais de là, nous n’aurions que quelques minutes de marche pour découvrir l’ancienne cathédrale Aya Sofia, que l’on s’acharne à appeler Sainte Sophie, alors que c’est avant tout Sainte-Sagesse ; quelques minutes aussi pour aller voir d’autres faïences bleues d’Isnik qui ornent la Mosquée …bleue ou décorent la toute proche et superbe mosquée de Beyazid.
Quelques minutes enfin pour se rendre au palais de Topkapi, ou au Grand Bazar… Le reste des monuments et des quartiers à visiter est aisément accessible par le tramway, les bus et les vapür (ces bateaux qui sillonnent le Bosphore, à partir de l’embarcadère d’Eminönü).
Cette mise en bouche te convaincrait si nécessaire d’adopter une attitude modeste face à la ville dont tu piétineras les pavés : elle fut deux fois le siège d’un empire, et l’histoire n’a peut-être pas dit son dernier mot. Comment croire que le destin d’une cité aussi idéalement placée au carrefour de deux continents et de civilisations glorieuses soit réduit à son seul statut actuel de capitale économique de la Turquie ?

Z : Si la spirale vertueuse de l’intégration européenne se poursuivait -mais rien n’est écrit d’avance-, la réconciliation avec ses voisins, ses proches, relèguerait les « Grandes Catastrophes » dont furent victimes grecs et arméniens au rang des mauvais souvenirs, tout comme la domination coloniale française en Afrique. Je crois d’ailleurs que les minorités grecques et arméniennes d’Istanbul sont les premières à souhaiter cette intégration. L’époque d’une heureuse cohabitation entre turcs, arméniens, juifs, grecs évoquée dans le Voyage d’Orient de Gérard de Nerval peut-elle être autre chose qu’un passé révolu, pour former les racines d’un avenir « cosmopolite » dans tous les sens de ce mot ?
Et pourtant, l’assassinat par un nationaliste, de Hrant Dink, ce journaliste turc d’origine arménienne, le départ en exil d’Orhan Pamuk, les manifestations récentes des islamistes…

A : …Montrent qu’il y a fort à faire pour combattre les mauvais démons, mais si notre attitude est à la fois ferme sur les droits de l’homme et ouverte pour le peuple turc, nous conforterons tout ces stambouliotes, et tous ces citoyens turcs de toutes origines qui sont si proches de nous. J’étais à la grande manifestation de cent mille personnes qui dénonçaient l’assassinat de Hrant Dink. J’étais là quand sa veuve s’exprimait avec tant d’intelligence et de sérénité.
Il faut que, comme ces manifestants, nous descendions de Taksim la rue Istiklal pour prendre le pouls d’une population jeune et d’une ville qui vit à l’européenne, car elle l’est pour partie au moins depuis toujours…
Nous nous arrêterions au restaurant Haci Baba, en hommage à Gérard Oberlé, facétieux et talentueux auteur de « Pera Palas ». Son cadre ancien rend hommage aux héros de la Grèce, sur les pierres, et au passé ottoman sur les grandes gravures accrochées aux murs. Tu verras que la cuisine est plus que bonne. Nous choisirions d’aller dans la salle du fond, dont les baies vitrées permettent d’observer une église orthodoxe néo-baroque, Aya Triada. Dans le jardin qui l’entoure, sous le restaurant, poules et chats semblent faire bon ménage. Des chats : il y en a partout, qui complètent, et c’est heureux, le rôle des services de propreté de la ville, quand ils ne colonisent pas un passage, comme le désormais célèbre « passage des chats », face au Consulat général de Suède. Les Passaji : ils irriguent la rue Istiklal jusqu’au Tünel, où arrive l’une des plus petites lignes de funiculaire que je connaisse.
J’aime particulièrement l’Avrup Pasaji, passage d’Europe, des statues de bronze, ses miroirs placés en hauteur au-dessus des échoppes qui laissent admirer tissus orientaux et livres ou gravures anciennes.
À l’entour, de nombreux lieux de culte chrétiens nous rappellent que Pera est la ville européenne, dominée par la tour de Galata. Une cathédrale arménienne catholique, que nous découvririons avec beaucoup de patience, et une autre, arménienne de culte grégorien celle-là, près du marché aux poissons, soit à peine à 500 mètres, et tant d’autres construites au XIXe siècle et au début du 20e, évoquent la diversité des pratiques religieuses dans cette partie de la ville où siégeaient les ambassades.
Passé le Tünel, on descend jusqu’à Karakoï, quartier des juifs caraïtes, en passant devant une multitude d’échoppes d’instruments de musique. Le brassage musical est plus que jamais à la hauteur du brassage culturel de cette ville qui reste, quoi que les milieux les plus nationalistes veuillent, profondément cosmopolite.
Mais juste avant d’entrer dans ce quartier, nous nous arrêterions au couvent des derviches tourneurs, le « tekke ». Un immeuble en pierres élégant, qui ouvre sur le türbe d’un cheikh de la confrérie, et un petit cimetière, envahi, naturellement, par les chats.

Z : J’ai souvenir de ce qu’en raconte Théophile Gautier dans son « Constantinople »: « Le tekké de Péra est situé sur une place encombrée de tombes, de pieux de marbre à turban et de cyprès séculaires, espèces d’annexe ou de succursale du petit Champ-des-Morts… ».

A : C’est cela même. Gautier résida en effet non loin de là, dans le quartier des « Petits Champs».
Au fond d’un jardin calme, le tekké, proprement dit, est aujourd’hui musée en même temps que lieu de culte et de démonstration des derviches, une fois par mois, pour les touristes. Qu’on ne s’y trompe pas : si les touristes sont accueillis, c’est en fonction des paroles de Mevlana, le grand poète soufi :

« Viens, viens, viens…qui que tu sois, viens ! Viens aussi que tu sois infidèle, idolâtre ou païen, Notre couvent n’est pas un lieu de désespoir ; Même si cent fois tu es revenu sur ton serment, viens ! »

Le cérémonial n’a pas grand-chose à voir avec le triste spectacle qu’on sert aux touristes entre Sainte Sophie et la Mosquée Bleue.

Z : Gautier, toujours :
« Aux psalmodies du Koran nasillées en ton de fausset s’étaient joint un accompagnement de flûtes et de tarboukas. Les tarboukas marquaient le rythme et faisaient la basse, les flûtes exécutaient à l’unisson un chant d’une tonalité élevée et d’une douceur infinie. Le motif du thème, ramené invariablement après quelques ondulations, finissait par s’emparer de l’âme avec une impérieuse sympathie, comme une femme dont la beauté se révèle à la longue et semble augmenter à mesure qu’on la contemple… Immobiles au milieu de l’enceinte, les derviches semblaient s’enivrer de cette musique si délicatement barbare et si mélodieusement sauvage, dont le thème primitif remonte peut-être aux premiers âges du monde ; enfin, l’un d’eux ouvrit les bras, les éleva et les déploya horizontalement dans une pose de Christ crucifié, puis il commença à tourner lentement sur lui-même, déplaçant lentement ses pieds nus, qui ne faisaient aucun bruit sur le parquet. Sa jupe, comme un oiseau qui veut prendre son vol, se mit à palpiter et à battre de l’aile. Sa vitesse devenait plus grande ; le souple tissu, soulevé par l’air qui s’y engouffrait, s’étala en roue, s’évasa en cloche comme un tourbillon de blancheur dont le derviche était le centre. »

A : Pas mieux ! J’ai surtout envie d’en dire que la musique est d’une douce beauté mélancolique, et que l’instrumentarium, complété aujourd’hui d’un oud, et le chœur d’hommes produisent un envoûtement certain. Prière en même temps que poème, le chant est connu des fidèles qui suivent le cérémonial en même temps que les touristes. Bien entendu, à la fin de la cérémonie, on n’applaudit pas.
La dernière fois que je m’y suis rendue, quatre vieilles dames turques, habillées à l’occidentale, dont l’une évoquait irrésistiblement Miss Marple, psalmodiaient en même temps que le chœur. Car le paradoxe apparent de ce rite des admirateurs de Mevlana, c’est qu’il rassemble des musulmans alevis, modernistes, républicains, laïques et féministes.
Il y avait d’ailleurs parmi les derviches tourneurs…Trois derviches tourneuses. J’ai récemment reconnu la photo de l’une d’entre elles dans un article du « Monde 2 ». La légende de la photo indiquait : « Quand cette Istambuliote n’est pas une danseuse, elle est étudiante en jean et tee-shirt ».

Z : Dans son « Livre noir », le nouveau prix Nobel Orhan Pamuk impose à ses lecteurs une plongée dans cet univers des alévis, leur monde spirituel, mais aussi leurs aspirations à une république réellement laïque. On les retrouve éléments moteurs de la révolution des Jeunes Turcs, puis victimes. On les retrouve dans les mouvements émancipateurs et révolutionnaires des années 60 à 70.

A : Tu pourrais ajouter, parmi ces promoteurs de la modernité, dans l’histoire récente de la Turquie, la part prise par les juifs séfarades, qu’ils soient passés par Livourne ou par Salonique, qu’ils soient restés fidèles à leur religion, que les Turcs ont protégée… le plus souvent 27, tels les Camondo, ou qu’ils aient suivi Sabbetaï dans sa conversion à l’Islam. L’épouse d’Atatürk en était, paraît-il.
J’ai lu, moi aussi, cet article du Monde 2, et j’ai suivi en pensée cette jeune derviche au Café Jazz de Taksim – que fréquentait souvent, paraît-il, Orhan Pamuk avant son départ pour les Etats-Unis. J’ai aimé ce qu’expriment avec force chacun des musiciens protagonistes de ce reportage dans les hauts lieux de la nouvelle musique d’Istanbul : L’affirmation de la pluralité des musiques stambouliotes (ottomane, soufie, arménienne, kurde, tsigane ou juive…) et la volonté de les métisser au contact des musiques européennes. Entre musiques d’Europe et musiques d’Asie, choisir de ne pas choisir. Ou plutôt affirmer une curiosité, une ouverture culturelle de bon aloi, qui n’est plus réservée aux élites, comme à l’époque où la jeune Princesse de Brancovan, mère d’Anna de Noailles, ravissait les oreilles du sérail de Dolmabache en jouant au piano des airs de Mozart. Mais la Turquie n’a-t-elle pas aussi fourni récemment d’excellents pianistes ?

Livre 2 : À LA RECHERCHE DE L’AIGLE QUI PLEURE…

À LA RECHERCHE DE L’AIGLE QUI PLEURE…



Il y a en Crète comme une flamme –appelons-la une âme - quelque chose de plus puissant que la vie ou la mort. Il y a la fierté, la détermination, la bravoure et aussi, quelque chose d’indicible, d’inestimable : quelque chose qui à la fois nous réjouit d’être humain et vous fait frémir.

Nikos Kazantzakis,
Lettre au Greco

Z : Jacques Lacarrière raconte dans son « Dictionnaire amoureux de la Grèce » que l’un de ses premiers contacts avec la Crète fut la traduction d’un ouvrage de Pandelis Prevelakis intitulé « Le Crétois », évoquant les combats des habitants de l’île contre les Turcs. Dans un des passages de ce livre, l’auteur écrit qu’au moment d’une lutte partisane contre les occupants, un aigle posé sur un rocher à l’entrée d’un village crétois se mit à pleurer. Un jeune garçon passant par là s’en fut le dire au village, et chacun, naturellement, y vit un triste présage. En effet, on apprit plus tard que tous les partisans de ce village avaient été massacrés. L’aigle, c’est l’oiseau de Zeus, le symbole de la Crète.… Quelques années plus tard, se rendant sur les lieux, Jacques Lacarrière demanda où était le rocher dont parlait cette légende, et les habitants de la localité, à commencer par le Pope, de s’étonner qu’un étranger la connaisse et d’en éprouver une profonde émotion ! L’identité crétoise est forte de ces combats contre tous les occupants, romains, vénitiens ou turcs. Par contre, au-delà de ses particularités, la civilisation crétoise « si bigarrée, si diverse, pleine de noblesse et de joie juvénile »16 s’est pleinement intégrée à l’univers grec. Empruntant aux Grecs du Péloponnèse comme à ceux d’Asie Mineure, dont la Crète est le point de liaison, mais donnant aussi, entre autres, à tous le Zeus qui naquit, paraît-il, au mont Ida (que les crétois appellent aussi le Psiloriti) et les premières lois écrites du monde hellénique.
C’est cette civilisation que, de préférence à l’automne, je veux rencontrer et embrasser sous tous ces aspects, si tu veux bien me guider …

A : Alors, il faut commencer, venant du Pirée, par accéder au port d’Héraklion, qui en est la capitale et la ville la plus peuplée. C’est le port de Knossos, la capitale minoenne. La ville a trop vite grandi, elle est sans cesse survolée par les avions, mais, dès l’arrivée, on a la chance de voir la magnifique forteresse vénitienne, marquée sur ses trois côtés du Lion de Saint Marc.
La cité a porté successivement les noms que lui ont donnés les occupants : Heraclium, El Kandak, Candie, puis Megalo Kastro (la grande forteresse)…

Z : C’est sous ce nom que Nikos Kazantzakis ne cesse de nommer sa ville natale dans son ouvrage Αμαφωρα στων Γρεχο (Lettre au Greco). Le Greco, lui, est né quatre siècles et demi plus tôt, à proximité dfHeraklion, sous la domination vénitienne, cfest dfailleurs cette domination qui le conduisit à Venise, puis à Tolède, pour faire valoir ses talents.

A : Les souvenirs de Kazantzakis et du Greco sont associés à deux lieux verdoyants de notre Megalo Kastro. Mais, par hommage à mon prénom crétois, laisse-moi te mener par les rues et les chemins du port de Knossos ! Et sache d’abord que si cette ville se nomme à nouveau aujourd’hui Heraklion, c’est en hommage à Herakles, qui y débarqua pour dompter le taureau furieux qui dévastait le royaume de Minos.
Pour commencer, nous irons jusqu’à la veille citadelle vénitienne, baptisée du nom turc de Koules. De sa terrasse, on peut voir toute la ville, le nouveau port, très actif, et, très loin, apercevoir l’île de Dia, uniquement peuplée de cette variété de chèvre crétoise à longues cornes qu’on nomme ici agrimi. L'île de Dia, c'est celle où Thésée abandonna Ariane fille de Minos.
On aperçoit çà et là les fortifications qui entourent la ville et la couleur de leurs bougainvillées. Ces remparts ont quand même permis aux vénitiens de résister aux Turcs pendant 21 ans !
Avant d’entreprendre la visite de la ville, nous prendrons un café frappé au Café Marina, s’il existe encore : il est à deux pas du vieux port. Si tu le veux bien, nous irons ensuite vers la place Venizelou. L’occasion de passer à côté de l’église Agios Titos, en hommage au Saint patron de l’île, le parc El Greco et la Loggia vénitienne, de style palladien, qui est aujourd’hui l’hôtel de ville. Poursuivant ton chemin, tu passeras devant Agios Markos, l’ancienne cathédrale vénitienne, italianisante avec quelques traces de gothique, et tu pourras enfin, s’il fait chaud, te rafraîchir à la fontaine Morosini. Motifs marins en bas, vasque supportée par des lions en haut, les symboles de la Sérénissime République sont ici dédiés au défenseur du siège de 21 ans dont je t’ai parlé.
Et surtout, va faire un tour au marché, odos 1866. Pour découvrir toutes les richesses de la terre de Crète : olives, huiles d’olives (la richesse des richesses : chaque famille crétoise possède un ou plusieurs groupes d’oliviers)…

Z : L’olivier, c’est l’arbre d’Athéna, dont les branches étaient données aux vainqueurs aux Jeux Olympiques…J’envisage d’en planter dans mon jardin du nord…

A : Tu trouveras aussi, sur le marché, de délicieux fromages de chèvre et de brebis : graviera, staka, et surtout, celui que je préfère, le mizithra que j’aime déguster avec des figues fraîches. On mange les autres cependant le plus souvent avec des légumes, que l’île fournit en abondance. Légumes, fruits, fruits secs, lait de chèvre ou de brebis, poisson, et parfois un peu de viande de chevreau sauvage, le miel de pays : voilà le régime crétois. Mais pour les vrais gourmands, on peut toujours goûter les bougatsas de chez Kir Kor, l’arménien de la place Morosini.

Z : Et le vin ?

A : on produit aussi un excellent vin crétois, mais je crois que tu sauras te faire ton opinion toi-même… Sans doute, goûteras-tu aussi du raki crétois, une eau de vie très forte.

Z : Consommée modérément, elle donne paraît-il envie de danser, et je crois que j’aurai, là-bas, envie de le faire. Ne dit-on pas que les Crétois sont des danseurs émérites ?

A : On le dit.

Z : Je me souviens d’un passage du « Crétois » cité par Lacarrière :
Le rebec les convia à la danse. Les pallicares serrèrent leurs ceintures, attachèrent solidement leurs foulards et se rassemblèrent sous le grand arbre. Les femmes dénouèrent leurs fichus, les laissèrent retomber sur leurs épaules. On forma la ronde et un vieillard, encore leste, en prit la tête et frappa le départ sur le sol :
Je n’aime pas d’autre danse que le pentozalis, Trois pas en avant et deux en arrière !
Hommes et femmes commencèrent à danser, en se tenant par la main. Ils gardèrent au début un rythme lent, laissant glisser leurs pas et déportant le cercle vers la droite. On aurait dit qu’ils tâtaient le sol pour l’essayer, mesurer l’aire de la danse…

A: Le pentozalis est une sorte de gigue originaire de Réthymnon. Les gens de Megalo Kastro ont plutôt inventé une danse en ligne que, depuis le film tourné sur Zorba le Grec, tout le monde connaît : le syrto. Durant les fêtes, à Pâques, en particulier, on les danse, traditionnellement accompagnés de la lyre crétoise, du luth qu’on retrouve dans toute la Méditerranée et d’une ou deux flûtes à bec. On chante aussi, ou plutôt on improvise, aidés par le vin et le raki, les mantinadas, ces chants d’amour filant des métaphores rustiques. Les Rizitiko, en revanche, sont des chants épiques s’appuyant sur l’histoire crétoise, dont l’archétype est l’ EROTOKRITOS, écrit par Vitzentzos Cornaros pendant la renaissance crétoise.17Ce long poème écrit en grec avant la domination ottomane, même les bergers étaient, paraît-il, capable d’en chanter des centaines, voire des milliers de vers par cœur, par tradition orale. Celles et ceux qui avaient la chance d’apprendre à lire le grec l’ont fait souvent à travers ce livre.En forme de résistance culturelle.

Z : Nous ne serons pas au bout de nos saines fatigues, car j’envisage aussi de monter, un jour, de bon matin, ou peut-être même à la fin de la nuit d’automne, vers le Psiloriti, ou le mont Ida, comme tu voudras :
Mais, plus souvent qu’ailleurs, c’est sur l’Ida qu’ils demeuraient,
Ce lieu là qu’ils désiraient, celui-là qu’ils chérissaient.18

Nous referons le chemin qu’a fait Kazantzakis jeune homme avec cette jeune femme aux yeux bleus, « fraîche comme l’écume » qu’il nomme l’Irlandaise et qui lui donnait des cours d’anglais19. Ce voyage d'adieu d'un étudiant en partance pour Athènes est raconté par le menu, teinté d'une forte charge d'émotion. J'ignore si un pope nous accueillera au pied du mont, si, après nous avoir fait les honneurs de sa vigne, il nous offrira le raki, en attendant la poule cuisinée par son épouse ; s'il nous offrira le gîte et nous réveillera pour partir au sommet, et si, pour nous guider, il se trouvera un berger sentant le bouc et le ciste . Ce que je sais, c'est que je veux admirer de la porte de la chapelle qui se trouve au sommet,
« La Crète tout entière, d’une extrémité jusqu’à l’autre, resplendissante, toute nue, blanche, verte, rose, entourée de quatre mers ».
Je sais que le retour ne sera pas aussi triste, car j’ai espoir de continuer mes découvertes avec toi. Mais quand on a goûté à cette vision sublime, peut-on s’en détacher si facilement ?

J’ai des souvenirs de cimes comme on a des souvenirs d’amour…

A : Non, tu n’as pas fini tes découvertes, la Crète est pleine de ressources. Mais il te faudra d’abord me suivre jusqu’au palais de Minos, père d’Ariane la première. Là-bas, tu percevras mieux les mystères de la Crète :
« Celui qui met le pied sur cette île sent une force mystérieuse, chaude, pleine de bonté, se répandre dans ses veines, et son âme grandir. Mais ce mystère est devenu encore plus riche et plus profond à partir du jour où l’on a découvert, enfouie jusqu’alors dans la terre, cette civilisation si bigarrée, si diverse, pleine de noblesse et de joie juvénile ».
Peut-être qu’en chemin, une vieille dame nous donnera des figues, simplement en reconnaissance de notre humaine condition. Mais, même si nous ne la croisions-pas, nous aurions du moins le plaisir ineffable de découvrir ce Palais où domine avant tout la fantaisie, la joie, le libre jeu de la force créatrice de l’homme … Mais j’ai presque envie de te citer tout ce qu’écrit Kazantzakis de sa visite à Cnossos en compagnie de l’abbé Mugnier…Allons, en route !




Livre 2 : UN REFUGE

UN REFUGE



…Salonique fut, en un espace réduit, une nouvelle Sefarad. Comme dans la Sefarad d’avant 1492, clochers, minarets, synagogues y coexistèrent paisiblement. Pendant deux siècles même, Salonique fut un microcosme d’Espagne où se juxtaposèrent sans se confondre, autour de leur synagogue propre, Catalans, Aragonais, Castillans, Andalous, Majorquins…

Edgar Morin,

Vidal et les siens

Z : S’il est une ville où j’aimerais à mon tour te guider, c’est Thessalonique la grecque, qui fut aussi la Salonique des Turcs. C’est là que je fis véritablement connaissance avec la culture méditerranéenne, après un long trajet par l’Allemagne, l’Autriche, la Hongrie et ce qui était encore la Yougoslavie.
J’accompagnais alors un ami grec dont la famille était originaire de Smyrne. Celle-ci s’était réfugiée à Thessalonique, devenue grecque depuis 1912, puis les parents de cet ami avaient tenté leur chance à Paris.
La mère de cet ami, une fois veuve, était retournée à Thessalonique et occupait un grand appartement rue Markou Botsaris, où elle nous accueillit. Je me souviens encore de la date : c'était à la fête de Marina, le 17 juillet, et le port était fort animé pour la circonstance. La rue Botsaris descend vers la mer à partir de la célèbre via Egnatia13. En remontant la rue, à un petit kilomètre, se trouvait le marché central. C’est là que j’ai appris ce qu’était un marché oriental, un bazar. Une profusion d’étals colorés par tous les fruits et légumes qu’on trouve en juillet, figues fraîches– je n’en avais jamais vues auparavant ! –, pastèques et melons jaunes à profusion, olives de toutes couleurs, senteurs d’épices que je connaissais alors fort peu.
Est-ce près de cet endroit que Jacques Lacarrière dansait le zébétiko, sur la musique plaintive de cette chanson à la mode de l’époque qui répétait à l’envi :

Ase me, ase me na se lismoniso?

A moins que ce ne soit près des remparts. J'ai le souvenir d'un bar, disposant d'une vue panoramique exceptionnelle, où chaque soir un groupe de musique faisait danser la jeunesse locale.

... Avec mes amis, j'ai erré dans la ville basse, entre les églises anciennes, Agia Sofia et Agios Dimitrios, aux superbes mosaïques, fait une halte à l'Arc de Galère .En nous dirigeant vers la digue de mer, nous n’étions pas très loin de la Tour blanche, seul vestige des fortifications maritimes, et des terrasses de café qui servent après le paseo des mezzés pour accompagner l’ouzo local. C’est là que j’ai goûté et apprécié mon premier mezzé, le soir, après la sieste, tandis que la mère de mon ami me racontait sa vie et d’abord l’exode d’une terre qui fut historiquement grecque, Smyrne, pour ce refuge macédonien.

Mais que m’apprend-tu ? Thessalonique n’est pas seulement cette ville du Nord de la Grèce où de nombreux grecs d’Asie mineure trouvèrent refuge après la « Grande Catastrophe » ?

A : Avant d’être leur refuge, cette ville fut en effet celui de milliers de juifs séfarades après le décret d’Isabelle et Ferdinand de Castille sommant, en 1492, les juifs d’Espagne de se convertir et de partir. Bien avant eux, encore, après la première destruction du Temple, une communauté juive influente s’y était installée cinq siècles avant notre ère, comme dans toute la Grèce et s’était totalement hellénisée.
Ces juifs « Romaniotes », ce sont eux qui ont inventé les « synagogues », ces lieux où la communauté se rassemble. Je ne t’ai pas parlé du Musée Hébraïque de Grèce, tu devrais pourtant le visiter pour mieux connaître cette histoire deux fois millénaire. Paul de Tarse, quant à lui, alla à la rencontre de ces juifs de Thessalonique à son troisième voyage, pour les convertir à la foi chrétienne. Lui ne voyageait guère pour l’agrément, mais pour une mission sacrée. Son résultat fut mitigé. Les juifs romaniotes, citoyens de l’Empire Romain,parce que tout à fait hellénisés, ont été peu tentés par cette religion alors subversive.
C’est probablement leur présence millénaire à Thessalonique, comme dans toute la Grèce, d’ailleurs, qui leur valut d’accueillir, avec la bienveillance du sultan ottoman Bajazet II, les juifs de Sefarad, chassés d’Espagne, emmenant précieusement dans leurs bagages la langue espagnole de l’époque.

Z : Je crois entendre les chants de Françoise ATLAN…

J'ai rencontré Meliselda la fille du roi, Radieuse et belle

A : Précisément. Elle a retrouvé et interprété le patrimoine légué par ces juifs, particulièrement à Salonique. Dans « Vidal et les siens », Edgar Morin en rendant hommage à son père, juif séfarade, reconstitue cette histoire fabuleuse de ces juifs qui constituaient encore au début du XXe siècle la majorité de la population de « Salonique ». Il raconte qu’en 1912, à la veille de la conquête de « Salonique » par les grecs, il y avait 56 % de juifs, 20% de grecs, et 20% seulement de turcs. Encore faut-il préciser que parmi ces turcs, on comptait une moitié de « deumnè», ces juifs disciples d’un mystique juif de Smyrne, Sabbetaï Zevi, qui se prenait pour le Messie et prétendait que 1648 serait l'année de la rédemption des juifs. D'origine andalouse, sa famille était installée à Smyrne . Cabbaliste éminent, il a fait le tour des ports sous domination ottomane pour propager son ...message, ce qui est bien la moindre des choses pour un messie, et s'est arrêté longuement à Salonique, avant de retourner triomphalement à Smyrne, peu avant 1666, l'année tant redoutée par les chrétiens (celle de l'Apocalypse), mais tant exaltée par ses partisans qui le voyaient rassembler les dix tribus d'Israël pour retourner en terre sainte.

Z : On dit qu’en son temps, il influença même les juifs réfugiés à Amsterdam ! C'est du moins ce que j'ai vu, naguère, dans une gravure du Musée d'Art et d'Histoire Juive, à Paris. Mais pourquoi donc les comptait-on parmi les turcs ?

A : Simplement parce que le Sultan, ému par l’agitation créée autour de ce « Messie » le contraint à choisir entre la mise à mort et la conversion à l’Islam. Encore faut-il préciser que parmi ces turcs, on comptait une moitié de « dönme», ces juifs disciples d’un mystique juif de Smyrne, Sabbetaï Zevi, qui se prenait pour le Messie et prétendait que 1648 serait l'année de la rédemption des juifs. D'origine andalouse, sa famille était installée à Smyrne . Cabbaliste éminent, il a fait le tour des ports sous domination ottomane pour propager son ...message, ce qui est bien la moindre des choses pour un messie, et s'est arrêté longuement à Salonique, avant de retourner triomphalement à Smyrne, peu avant 1666, l'année tant redoutée par les chrétiens (celle de l'Apocalypse), mais tant exaltée par ses partisans qui le voyaient rassembler les dix tribus d'Israël pour retourner en terre sainte.

Z : On dit qu’en son temps, il influença même les juifs réfugiés à Amsterdam ! C'est du moins ce que j'ai vu, naguère, dans une gravure du Musée d'Art et d'Histoire Juive, à Paris. Mais pourquoi donc les comptait-on parmi les turcs ?

A : Simplement parce que le Sultan, ému par l’agitation créée autour de ce « Messie » le contraint à choisir entre la mise à mort et la conversion à l’Islam. Sabbetaï Zevi choisit donc la conversion, comme autrefois les marranes en terre catholique, est ses disciples font massivement de même. Amin Maalouf, à ceux qui continuent de se moquer de lui, parce qu'il avait fait passer sa vie avant sa foi, répond « Béni soit celui qui a choisi de vivre! Oui, béni soit l'instinct humain de Sabbataï! »1. Toujours est-il que ces « dönme » (« ceux qui se sont retournés », au sens de « convertis » en turc), qu'il vaut mieux appeler « saloniciens », et qui ont embrassé la religion des turcs sont traités comme tels, et non soumis à l’impôt réclamé aux « infidèles ». Ce qui ne les empêche pas, jusqu’à ce qu’ils se réfugient massivement à Istanbul, après la conquête grecque, de suivre secrètement les rites de la religion hébraïque, et de constituer une communauté très solidaire, mais fermée, pratiquant une stricte endogamie.

Z : De cette présence juive, il ne reste guère de trace…

A : D’un certain point de vue, au-delà des deux synagogues restantes et du millier de juif recensés sur la ville, tu as raison : la ville basse où ces « israélites du levant » coexistaient avec les grecs a brûlé en août 1917, et une bonne partie du patrimoine architectural a disparu, au profit d’une ville nouvelle construite en damier. Ta rue Marcou Botzaris en fait partie.
Pense que, selon Edgar Morin, il y eut 53000 sinistrés, que 34 synagogues sur 37 furent brûlées, et 10 écoles de la communauté sur 13 ! Beaucoup quittèrent la ville alors pour rejoindre une famille proche ou lointaine à Istanbul, en Italie, en France ou ailleurs dans toute l’Europe.
Les nazis ont fait disparaître litéralement le reste de la communauté, en conduisant dans les camps d’extermination près de 40000 juifs saloniciens. Quelques uns ont pu s'enfuir grâce à des « justes » hellènes. Thanassis Valtinos raconte, dans une courte nouvelle, cette évasion de la famille Léon ( les savonneries Léon...) du ghetto de Salonique15. Dans la ville, le Yahudi Hammam , ce hammam des juifs,converti en marché aux fleurs et en taverne est à peu près tout ce qui subsiste du quartier juif.
Et pourtant, la contribution de ces « israélites du levant » fut essentielle à la richesse de la deuxième ville de l’empire ottoman, comme à l’arrivée des idées nouvelles. Ce sont eux qui ont apporté la prospérité au Port, en fournissant notamment les tissus, draps et tapis dont la cour et l’armée ottomane avaient besoin. Par leurs relations dans toute la diaspora, ils étaient un vecteur de développement du port, qui devint, après la guerre de Crimée, un véritable « entrepôt » de l’Europe. Ils prirent part à la construction du chemin de fer. Enfin et surtout, ses élites occidentalisées portèrent les idées nouvelles et révolutionnaires de l’époque, et parfois même les idées laïques et socialistes. En sus du judéo-espagnol, on parlait couramment l’italien de Livourne et le français (comme à Istanbul d’ailleurs)…
Il se dit que Mustapha Kemal Atatürk, né à Salonique, avait dans son entourage beaucoup de « dönme », que son père lui avait fait suivre les cours d'une école dirigée par l'un d'entre eux, parce qu'ouverte aux idées nouvelles, et que le mouvement des Jeunes Turcs avait, dans la ville, de nombreux sympathisants juifs, avant que celle-ci ne soit sous le contrôle de l’Etat Grec. S’ils se retrouvaient dans le combat contre le régime ottoman, ils ne trouvaient forcément pas leur place dans les combats nationalistes que se livraient les nations balkaniques et les Turcs.
Les israélites de la ville ne se sentaient ni grecs, ni turcs, ils étaient « saloniciens », puisqu’ils y étaient majoritaires à une certaine époque. Ce qui était difficilement compréhensible quand il s’agissait de leur rédiger un passeport : lis les mésaventures de Vidal, père d’Edgar Morin, arrivant en 1917 en France ! C’est cette histoire particulière qui fait du philosophe un « citoyen du monde », plutôt qu’un adepte d’un nouveau nationalisme.

Z : Tu oublies un apport essentiel de ces juifs levantins : le pastellico !

A : Ah, oui ! Je me souviens ce qu’en écrit Morin :
« Le pastellico a traversé une nouvelle fois la Méditerranée, il est arrivé en France avec les séfarades d'Orient. Et, quand le séfaradisme s'est dilué chez les Francs, le noyau matriciel de sa culture a subsisté ; ce noyau, comme dans toute culture, est gastronomique, et, au noyau de ce noyau, il y a le pastellico. Devenu nourriture maternelle pour ses enfants, le pastellico est désormais seul survivant, dans le monde français et gentil …, du monde englouti de la Salonique séfarade. »
Pastellico, Pastilla, borek ou brick, ou encore tiropitakias que tu as dégustés dans les cafés de Thessalonique ou d’Athènes : la même origine, d’une recette qui erre tout autour du bassin méditerranéen. Comme toi.

Z : Oui, mais pour ce qui me concerne, le principal souvenir culinaire de Thessalonique, ce sont les « papoutsakia » de la mère de mon ami : des aubergines farcies de viande et de riz, si goûteuses que j’en salive encore en m’en souvenant.



Livre 2 : DE LA TOUR DES VENTS AU LYCABÈTE

DE LA TOUR DES VENTS AU LYCABÈTE


Je me rappellerai toujours les promenades dans Athènes la nuit,sous les étoiles de l’automne. Souvent, je grimpais jusqu’à une falaise, juste au pied du Lycabète,et je restais là une heure ou deux, à contempler le ciel. L’extraordinaire de ce spectacle, c’était son caractère si spécifiquement grec - non seulement le ciel, veux-je dire, mais les maisons, leur couleur, les routes poudreuses, la nudité, les bruits qui venaient des demeures.

Henri Miller,
Le Colosse de Maroussi


Z : J’ai des souvenirs très fugaces du Pirée, qui est avant tout le port d’Athènes, mais, d’Athènes, j’ai bien des images dans la tête, même si mon séjour y fut bref. Un petit-déjeuner au yaourt de brebis, et un autre jour, au riz au lait parfumé à la cannelle, au Brettania, sur la place Omonia ; une visite au Musée National d’Archéologie, le Lycabète, alors entouré d’un halo dû à la pollution, ce fameux « nephos », le Parthénon, mais un Parthénon encombré de touristes, ayant perdu une part de son attrait. Je songe à ce qu’écrit Kazantzaki à propos du Parthénon dans sa « Lettre au Gréco » : le fleuron de l’Acropole ne séduit que progressivement; d’abord une connaissance rationnelle, sa construction géométrique, puis l’attrait irrésistible du monument auquel on revient, jusqu’au moment où, enfin, le cœur bondit de joie. Quel trophée était-ce là, qui se dressait devant moi, quelle coopération de l’esprit et du cœur, quel fruit sublime de l’effort humain !
Je n’ai guère eu le temps, moi, de me laisser séduire. De même, je n’ai plus aucun souvenir du petit temple d’Athéna Nikè, qu’admirait Jacques Lacarrière. Le temps de mon retour en Grèce est-il venu ?
Mais si, toi, tu devais me faire découvrir ce que tu aimes le plus à Athènes, hormis tout ce qu’on en connaît, que choisirais-tu ?

A : Des merveilles du Musée Archéologique national (ah cette statue pleine de charme d’Aphrodite frappant Pan de sa sandale !), je garde d’abord les kouros .

Z : …Les kouros ?

A : Ce sont les statues antiques qui représentent des athlètes nus. Elles sont légion au Musée Archéologique National, et toutes plus belles les unes que les autres.

Z : Quel enthousiasme ! Pour ma part, je me vois davantage en Oblat des jeunes Koré, comme l’écrivait Elytis. Et puis ?

A : Au-delà de tout ce que tu pourras découvrir sur l’Acropole et que visitent consciencieusement tous les touristes, j’ai deux autres souvenirs forts : le « Musée des Instruments de musique populaire grecque » à Monastiraki, près de la tour des vents, dans un quartier que j’aime ; et, bien sûr, les nuits d’Athènes .

Z : j’ai eu l’occasion de visiter, à Bruxelles, un très beau musée des instruments dans ce qui fut le magasin Art Nouveau « Old England ». La variété et le nombre d’instruments traditionnels ou classiques issus de tous lieux en ce monde restent pour moi une source d’émerveillements.

A : Tu ne serais pas déçu par son homologue grec. Les instruments exposés se rattachent cependant exclusivement à la musique traditionnelle grecque des origines à nos jours. À commencer par toutes les percussions essentielles aux rythmes musicaux, mais aussi les cloches qu’on accroche aux cous des béliers et autres animaux champêtres. Je me souviens aussi de ce magnifique oiseau factice posé sur un mât et affublé de deux grelots, qu’une ficelle actionne à l’intérieur du mât. J’imagine aussi ces nomismata de carnaval, le corps plastronné de pièces dorées ou argentées qui tintent au rythme des danses.
Viennent ensuite toutes les variétés d’AEROPHONA, flûtes rustiques ou trompettes guerrières, bombardes ou hautbois, Gaïdas et zournas, ces cornemuses en peaux de moutons que l’on retrouve ici comme dans toutes les contrées, du bassin méditerranéen aux pays nordiques.
Et, bien sûr, les XORDOPHONA, ces instruments à cordes grattées ou frottées, à commencer par la fameuse lyre à la coque de tortue dont je t’ai parlé. Du plus rustique au plus richement orné, tu découvriras bien d’autres instruments que notre célèbre bouzouki !

Z. Et les nuits d’Athènes ?

A : C’est d’abord un moment appréciable l’été, quand la chaleur a été étouffante. On commence la nuit attablé à un café autour de Syntagma, autour d’un mezze. Je connais quelques ouzerias qui valent le détour. On discute, on refait le monde. Vers onze heures du soir, on prend, à deux le plus souvent, le funiculaire qui va jusqu’au sommet du Likavitos. Rassure-toi : il y a des funiculaires très tard, si tu ne veux pas redescendre à pied ! Là-haut, de la terrasse du Dionysos, tu as la plus belle vue d’Athènes . Certes, la nuit, tu devineras plus que tu ne verras la mer, au loin. Mais tu pourras admirer, sous un ciel d’habitude étoilé, tous les monuments éclairés, et toute la ville qui continue de s’agiter à tes pieds à une heure fort tardive.

Z : Pour parfaire mon bonheur, j’aimerais que, telle l’étudiante athénienne rencontrée par Jacques Lacarrière, tu me récites par cœur, sous ces étoiles, tous les vers de Racine que tu connais.

A : J’entrevois tes plans…



Livre 2 : QUAND TOUT COMMENCE À REMUER…

QUAND TOUT COMMENCE À REMUER…


Mais que cherchent-elles,nos âmes, à voyager ainsi ?

Georges Séféris


Z : Le Pirée, c’est pour moi comme pour beaucoup le refrain lancinant d’une chanson interprétée par Melina Mercouri dans le film de Jules Dassin « Jamais le dimanche ». Ta paidia tou peiraia, composé tout de même par Manos Hadzikakis, c’est sa voix, à la sensualité si particulière, que j’entends à jamais, quand je pense au port d’Athènes, même si une version récente, un vrai hommage rendu par Dominique A., devrais-je dire, a fait le tour des radios. Pourtant, je préfère les mots grecs de la chanson qui font rimer philia, poulia,paidia et Peiraia.

J’ai beau chercher, je ne trouve pas d’autre port Qui me rende aussi folle que le Pirée…

Mais pour toi ?

A : Imagine le Pirée, quand tout commence à remuer. Cinq heures du matin. On quitte le monde antique ou l’on y va. On arrive dans une gare, un grand hangar, à Kentriko limani. Peu à peu, dans ce port immense et laid qui fait tourner la tête, s’agglutinent taxis, voitures ou jeunes gens avec leurs sacs à dos. Ça court dans tous les sens. On respire les odeurs de fritures, de gyros. On hèle les marchands de koulouria, ces petites couronnes de pain avec ou sans sucre qu’on déguste de bon matin. Tout semble sale, mais c’est pourtant i porta tou paradeiou, la porte du paradis, Heaven’s Gate. C’est la panique ! Trouver le bon bateau ! Puis c’est l’attente. Il est maintenant sept heures du matin, et il fait déjà chaud. On entend les insultes des gens du port, o malakas. Elles se mélangent à cette heure avec les cris des mouettes qui tentent parfois, jusque dans les mains, de nous voler les gourmandises achetées au port.Une recommandation : surtout, lors des étapes, ne pas sortir trop longtemps !

Z : Pour toi, le Pirée est un lieu de passage. Pour Jacques Lacarrière, la ville de Thémistocle, c’est aussi une étape. Le lieu où, dans les cafés populaires et les tavernes « à bouzoukia », il a découvert les rébétika. Ces blues des « mauvais garçons », rebetes, sont des chants de rebelles et de laissés pour compte.

A : …Ou des femmes en quête d’amour.

J’ai pris la route, je viens sous la pluie Et je suis trempée, Je siffle juste au-dessous de ton nid Ouvre, fais-moi rentrer Pour que je dorme, fais-moi le lit…

Z : Cette musique a, paraît-il, quelques racines parmi les grecs d’Asie Mineure, et elle a inspiré des compositeurs célèbres, comme Manos Hadzikakis, justement. Ces chants sont le support d’une danse, le zébétiko, dont Lacarrière écrit qu’il est « une danse d’homme exclusivement– même si de nos jours les touristes des deux sexes se mettent à la singer -une danse d’hommes marginaux, solitaires, et surtout libertaires. C’est une danse de pure inspiration qui ne comporte que des pas et des figures sommaires, une danse où seule compte l’intériorité du danseur. »
Plus loin, il se souvient : « Je suis près du Pirée, dans les années 60, dans le quartier des Arsenaux et des chantiers maritimes, à Pérama, juste en face de l’île de Salamine. Je suis assis dans une taverne tout à fait populaire, avec des amis grecs…Sur la table, des hors d’œuvres en pagaille, olives, tomates, poulpes, fèves, feuilles de vignes, et surtout de l’ouzo et du vin résiné. Ce dernier, pour bien danser, est aussi nécessaire que les jambes. »
Autrefois, il paraît que c’était le haschish qui procurait l’ivresse nécessaire au bon danseur, la mastoura.
Dans « L’été grec », il évoque les repas bon marché pris dans les tavernes populaires, arni kokinisto (sauté d’agneau), pastistsio (macaroni et viande hachée), mélizanes gemistes (aubergines farcies)…et les hôtels douteux où « pour 15 drachmes, on trouvait une chambre avec un nombre raisonnable de blattes… »

A : Tout finit par remuer, même la nuit : le corps du danseur de zébétiko, les blattes…