LE DERNIER VOYAGE DE ZENON ?
(petit hommage à Julien Gracq)
(petit hommage à Julien Gracq)
Belle et terrible amie, demanda le voyageur, dis-moi : au fil de tes visites chez les vivants, as-tu jamais rencontré âme qui t’attende et soit prête à te suivre ?
- Oui…Les sages et les fous ! Les sages : ceux qui ont cherché.
Les fous, ceux qui ont trouvé.
Sayd Bahodine Majrouh
- Oui…Les sages et les fous ! Les sages : ceux qui ont cherché.
Les fous, ceux qui ont trouvé.
Sayd Bahodine Majrouh
A midi, sur les pentes à demi sableuses et couvertes d'héliotropes comme d'une écume qu'auraient laissée en se retirant les vagues furieuses des derniers jours, je regardais la mer qui, à cette heure, se soulevait à peine un mouvement épuisé et je rassasiais les deux soifs qu'on ne peut tromper longtemps sans que l'être se dessèche, je veux dire aimer et admirer.
Albert Camus
Z. : Chère princesse Ariane, tu m’as tantôt intrigué en évoquant auprès de moi une île que je n’ai trouvée sur aucune carte. L’île de Vezzano.
La consonance en est italienne. J’ai bien trouvé, en Ligurie, une ville de ce nom, mais une île ? La curiosité me prend de la découvrir avec toi.
A.: Cette île existe bel et bien. C’est une poussière d’un royaume défunt.
Un royaume disparu comme le plus souvent, à la suite d’une longue décadence, comme si « le sang trop avare d’un corps politique momifié l’avait privé inexorablement de l’oxygène nécessaire à sa survie. » (Julien Gracq, le Rivage des Scythes).
Cette île, connue de l’Amirauté et des pêcheurs pour ses eaux poissonneuses, servit de mouillage jadis, aux pirates barbaresques, mais a laissé peu de souvenirs. Sans doute parce qu'on n'y cultive ni vignes ni câpres, comme à Pantalerria, bien que nombre de capriers sauvages s'accrochent aux rochers, comme ils s'accrochent aux murs de la vieille Sélinonte. Il n’y a là-bas pas âme qui vive, hormis des colonies d’oiseaux que, depuis, des « Observateurs » patients ont classifiés méthodiquement.
Les habituels grands cormorans et goélands leucophées ou d’Audouin doivent y faire une place enviable à une colonie de puffins de méditerranée, qui reviennent nicher de nuit après leur pêche au large. Mais aussi, plus rarement, au bécasseau de Terninck... Il y a du poisson pour tout le monde. Du moins c'était le cas naguère.
Je crois entendre encore le cri strident de ces centaines, et parfois, de ces milliers d’oiseaux qui y trouvent gîte.
Z. : J'apprécie, certes, tu le sais, beaucoup, les promenades ornithologiques, mais je ne crois pas que ce soit le sens habituel de nos échanges, depuis le début de ce voyage.
A. : Quand tu auras découvert la beauté sauvage de cette île volcanique, tu n’auras de cesse de vouloir y retourner, saisi d’une sorte de subjugation mystérieuse.
Non, ce n’est pas le refuge d’une quelconque Calypso, je te l’ai dit : aucune présence humaine, hormis peut-être le fantôme d’une princesse aux longs cheveux libres et aux yeux sombres.
Les chroniques anciennes écrivent en effet que cette consœur, issue d’une des plus hautes lignées du royaume, dont le monde doit prononcer le nom avec reconnaissance, y accosta jadis en compagnie d’un galant officier depuis longtemps happé dans ses rets. Elle lui offrit en ces lieux non seulement leur découverte mais aussi -enfin- toutes les parcelles les plus secrètes de son corps majestueux trop longtemps refusé, malgré quelques caresses prétendument innocentes.
La passion ainsi entretenue chez ce jeune soldat, rêveur et fantasque, devait le conduire à une expédition militaire à l’issue rien moins qu’incertaine.
Z. : J’ai connu cette forme de subjugation, de celles qui rendent les obligations régulières de plus en plus fastidieuses.
J’ai des souvenirs de tels paysages envoûtants comme on a des souvenirs d’amour.
Adolescent, j’ai, au cours de parties de pêche mémorables, découvert Ischia et son lac formé par un cratère volcanique.
J’y pense encore régulièrement, quand j’observe, sur ma main gauche, les traces anciennes de la morsure d’une murène. J’y pense toujours en y associant l’image de celle qui pansa mes blessures et m’accompagna dans la découverte de cette île, qui dispute à Corfou le privilège d’avoir accueilli Ulysse naufragé. Mais comment donc accède-t-on à ta sulfureuse et fascinante Cythère ?
A.: On arrive généralement en barque, par une calanque profonde, que l’on a du mal à repérer. Comme un trait de scie dans la masse claire d’immenses falaises dont l’allure générale évoque formidablement celle d’un donjon.
C’est un miracle de la géologie que l’apparition, à cet endroit éloigné de quelques kilomètres du rivage, de cette masse d’origine volcanique, mais d’une blancheur aveuglante, se mêlant aux nuages. Est-ce une sorte de feldspath ? Je l’ignore, mais cela me semble une hypothèse acceptable. Au fond de la calanque coule un ruisseau.
Si l’abordage est suffisamment précautionneux, peut-être y surprendrons-nous quelque balbuzard pêcheur dont la présence est attestée.
Nous entreprendrons, si tu veux bien me suivre, la marche vers le sommet du plateau. De là, une vision sans le moindre obstacle permet de distinguer, sur le continent, la cime du Tängri, couverte la plupart du temps, naguère encore, d’un habit neigeux.
Z. Le Tängri ?
A : C’est un vénérable volcan qui se trouve sur la rive continentale adverse. Vénérable, car on lui prête plus de cent mille ans, mais toujours redoutable. Des volutes de fumée continuent d’exsuder de ses cheminées latérales, formant un chapeau de nuages. Le monstre est loin…Sa vision est proprement superbe, que seule celle de l’Etna semble dépasser, par son imposante stature.
On raconte que la plus importante de ses éruptions fit plus de soixante mille victimes, et pourtant, jamais ses riverains n’ont renoncé à occuper son voisinage, rebâtissant toujours plus belles les cités. Ils tiraient profit de la décomposition des matières volcaniques pour fertiliser les terres, et faire croître oliviers, amandiers, vignes, agrumes et maraîchages jusqu’à plus de mille mètres d’attitude.
Peut-être pourrons-nous deviner, si le temps le permet, cette trame verte qui entoure le volcan.
Quand nous nous serons rassasiés de cette vision, alors, oui, nous pourrons jouir ensemble, comme l’ont fait jadis ta princesse et son jeune soldat subjugué, d’un doux repos. Au creux d’un petit vallon à l’herbe sombre, en nous reposant de nos errances dans notre Méditerranée ou ailleurs…
Z : À l’ombre d’un volcan ? Allons, soyons fous !…
Albert Camus
Z. : Chère princesse Ariane, tu m’as tantôt intrigué en évoquant auprès de moi une île que je n’ai trouvée sur aucune carte. L’île de Vezzano.
La consonance en est italienne. J’ai bien trouvé, en Ligurie, une ville de ce nom, mais une île ? La curiosité me prend de la découvrir avec toi.
A.: Cette île existe bel et bien. C’est une poussière d’un royaume défunt.
Un royaume disparu comme le plus souvent, à la suite d’une longue décadence, comme si « le sang trop avare d’un corps politique momifié l’avait privé inexorablement de l’oxygène nécessaire à sa survie. » (Julien Gracq, le Rivage des Scythes).
Cette île, connue de l’Amirauté et des pêcheurs pour ses eaux poissonneuses, servit de mouillage jadis, aux pirates barbaresques, mais a laissé peu de souvenirs. Sans doute parce qu'on n'y cultive ni vignes ni câpres, comme à Pantalerria, bien que nombre de capriers sauvages s'accrochent aux rochers, comme ils s'accrochent aux murs de la vieille Sélinonte. Il n’y a là-bas pas âme qui vive, hormis des colonies d’oiseaux que, depuis, des « Observateurs » patients ont classifiés méthodiquement.
Les habituels grands cormorans et goélands leucophées ou d’Audouin doivent y faire une place enviable à une colonie de puffins de méditerranée, qui reviennent nicher de nuit après leur pêche au large. Mais aussi, plus rarement, au bécasseau de Terninck... Il y a du poisson pour tout le monde. Du moins c'était le cas naguère.
Je crois entendre encore le cri strident de ces centaines, et parfois, de ces milliers d’oiseaux qui y trouvent gîte.
Z. : J'apprécie, certes, tu le sais, beaucoup, les promenades ornithologiques, mais je ne crois pas que ce soit le sens habituel de nos échanges, depuis le début de ce voyage.
A. : Quand tu auras découvert la beauté sauvage de cette île volcanique, tu n’auras de cesse de vouloir y retourner, saisi d’une sorte de subjugation mystérieuse.
Non, ce n’est pas le refuge d’une quelconque Calypso, je te l’ai dit : aucune présence humaine, hormis peut-être le fantôme d’une princesse aux longs cheveux libres et aux yeux sombres.
Les chroniques anciennes écrivent en effet que cette consœur, issue d’une des plus hautes lignées du royaume, dont le monde doit prononcer le nom avec reconnaissance, y accosta jadis en compagnie d’un galant officier depuis longtemps happé dans ses rets. Elle lui offrit en ces lieux non seulement leur découverte mais aussi -enfin- toutes les parcelles les plus secrètes de son corps majestueux trop longtemps refusé, malgré quelques caresses prétendument innocentes.
La passion ainsi entretenue chez ce jeune soldat, rêveur et fantasque, devait le conduire à une expédition militaire à l’issue rien moins qu’incertaine.
Z. : J’ai connu cette forme de subjugation, de celles qui rendent les obligations régulières de plus en plus fastidieuses.
J’ai des souvenirs de tels paysages envoûtants comme on a des souvenirs d’amour.
Adolescent, j’ai, au cours de parties de pêche mémorables, découvert Ischia et son lac formé par un cratère volcanique.
J’y pense encore régulièrement, quand j’observe, sur ma main gauche, les traces anciennes de la morsure d’une murène. J’y pense toujours en y associant l’image de celle qui pansa mes blessures et m’accompagna dans la découverte de cette île, qui dispute à Corfou le privilège d’avoir accueilli Ulysse naufragé. Mais comment donc accède-t-on à ta sulfureuse et fascinante Cythère ?
A.: On arrive généralement en barque, par une calanque profonde, que l’on a du mal à repérer. Comme un trait de scie dans la masse claire d’immenses falaises dont l’allure générale évoque formidablement celle d’un donjon.
C’est un miracle de la géologie que l’apparition, à cet endroit éloigné de quelques kilomètres du rivage, de cette masse d’origine volcanique, mais d’une blancheur aveuglante, se mêlant aux nuages. Est-ce une sorte de feldspath ? Je l’ignore, mais cela me semble une hypothèse acceptable. Au fond de la calanque coule un ruisseau.
Si l’abordage est suffisamment précautionneux, peut-être y surprendrons-nous quelque balbuzard pêcheur dont la présence est attestée.
Nous entreprendrons, si tu veux bien me suivre, la marche vers le sommet du plateau. De là, une vision sans le moindre obstacle permet de distinguer, sur le continent, la cime du Tängri, couverte la plupart du temps, naguère encore, d’un habit neigeux.
Z. Le Tängri ?
A : C’est un vénérable volcan qui se trouve sur la rive continentale adverse. Vénérable, car on lui prête plus de cent mille ans, mais toujours redoutable. Des volutes de fumée continuent d’exsuder de ses cheminées latérales, formant un chapeau de nuages. Le monstre est loin…Sa vision est proprement superbe, que seule celle de l’Etna semble dépasser, par son imposante stature.
On raconte que la plus importante de ses éruptions fit plus de soixante mille victimes, et pourtant, jamais ses riverains n’ont renoncé à occuper son voisinage, rebâtissant toujours plus belles les cités. Ils tiraient profit de la décomposition des matières volcaniques pour fertiliser les terres, et faire croître oliviers, amandiers, vignes, agrumes et maraîchages jusqu’à plus de mille mètres d’attitude.
Peut-être pourrons-nous deviner, si le temps le permet, cette trame verte qui entoure le volcan.
Quand nous nous serons rassasiés de cette vision, alors, oui, nous pourrons jouir ensemble, comme l’ont fait jadis ta princesse et son jeune soldat subjugué, d’un doux repos. Au creux d’un petit vallon à l’herbe sombre, en nous reposant de nos errances dans notre Méditerranée ou ailleurs…
Z : À l’ombre d’un volcan ? Allons, soyons fous !…
(Nb : dans cette version pour internet, un certain nombre de notes de bas de page ont été supprimées. Vous les retrouverez dans une version "papier" à paraître.)