vendredi 25 juillet 2008

Livre 2 : QADÎM

QADÎM


Un des charmes d’Alexandrie, fait remarquer un auteur anglais, c’est qu’elle ne nous assomme pas, comme Athènes ou Rome, avec ses ruines : Il faut tout imaginer.
Olivier Rolin
Sept villes

Z : J’imagine la fête donnée au Musée en l’honneur d’Hadrien par le poète Pancratès, avec sa débauche d’instruments de musique précieux (vieilles lyres doriennes, cithares de Perse et d’Egypte, pipeaux phrygiens, harpe triangulaire au son triste…) .
J’imagine la splendeur du Phare, décrite par Strabon. Le Phare. De Pharos. Celui qui prête son nom aux plus majestueux comme aux plus simples édifices qui guident les marins vers la terre.
J’imagine l’émerveillement d’Ibn Jubayr, venant de Grenade, face aux rues qu’il découvre si vastes, aux bâtiments qu’il trouve si élevés, aux marchés si animés, aux madrasas et couvents accueillant les pèlerins de pays si lointains…
J’imagine les quatre portes d’Alexandrie et la colonne du Portique, décrites par Ibn Battuta…
J’imagine les ruines pulvérisées de mille cités, entrevues par Herman Melville.
J’imagine les asphodèles importés par les Grecs anciens arrivant tout à coup, au printemps, autour du lac Mareotis (Maryut)…
J’imagine la vieille Bibliotheca alexandrina et la bible des septante.
J’imagine l’activisme fébrile des gnostiques d’Alexandrie pour traduire en copte la palanquée d’évangiles apocryphes, puis les mettre à l’abri pour des siècles, après le concile de Nicée.
J’imagine le babil polyglotte d’un brassage humain, qui n’existe presque plus, d’arméniens, de grecs, de marocains, de juifs venant de tout le Moyen-Orient. A partir de 1956, ces communautés ont rejoint, comme on dit, leurs mères patries respectives; en réalité, elles se sont exilées. Depuis 1993, une Association Alexandrie Hier et Aujourd'hui s'efforce de retisser les liens de cette diaspora avec sa ville d'origine, et cultive la nostalgie de l'époque révolue. Je suis, moi aussi, un amateur de choses révolues.

A.: Et moi, j’imagine toutes ces femmes qui ont participé aux rêves d’Alexandrie.
J’imagine Cléopâtre amoureuse de César, puis de Marc Antoine –au point de lui faire quatre enfants - .
J’imagine la courtisane Thaïs, belle, éternellement belle, qui accompagnait Alexandre dans ses débauches et épousa à sa mort Ptolémée. J’imagine la sainte Thaïs, d’abord courtisane, elle aussi, et tout aussi belle, interrompant ses rites en faveur d’Aphrodite pour embrasser la religion prônée, selon Anatole France, par le moine Athanaël, mais le subjuguant en retour par sa beauté. Je crois entendre sa méditation jouée au violoncelle34. Son souvenir se mêle à celui, plus connu, de Marie L’Egyptienne, que j’ai rencontrée par hasard sur un chapiteau roman à Toulouse, avant de découvrir tout ce qu’en écrivit Jacques Lacarrière.
J’imagine Catherine d’Alexandrie se préparant au martyre de la roue.
J’imagine Clorinde, la belle Ottomane, qui livra combat à Tancrède, son Amant, et mourut dans ses bras.
J’imagine l’insaisissable Justine inventée par Durrell dans son Quatuor.

Z : Cette Justine dont Durell écrivait si joliment : « Ceux qu’elle a blessés en ont été enrichis. Elle arrachait les gens à leurs veilles enveloppes, elle les faisait sortir d’eux-mêmes »… Je ne voyagerais probablement pas autant dans ma tête et avec toi, si je n’avais pas rencontré un jour une telle Justine.

A : …J’imagine aussi l’élégante Marthe El Kayem, qui présentait tant de points communs avec cette héroïne de fiction, que l’on a pu faire d’elle l’inspiratrice du personnage de Durrell.

Z : À moins que son modèle ne fût, tout simplement, Eve Cohen, sa deuxième épouse…

A : J’imagine l’autre amoureuse que décrit Durell, Cléa la blonde, dont la bouche sentait l’orange et le vin le jour où elle découvrit avec lui ce petit îlot refuge dans la baie d’Alexandrie.
Ou encore Marianna, la propriétaire grecque de la pension Miramar, et j’imagine aussi Zohra, la fleur de cette pension, uniques amies qui restent au journaliste Amer Wagdi. La première aura à jamais soixante-cinq ans, et la splendeur ne l’aura pas complètement abandonnée. La seconde aura toujours l’enthousiasme d’une jeune fille qui s’est arrachée à la tradition pour être libre de ses choix.
J’imagine la jeune Hosneya et les caramels que le jeune Michaël lui offrait …

Et toutes ces « Belles d'Alexandrie » qu'Edouard Al-Kharrat magnifie dans son roman du même nom, ces Soad, Despina, Zizi, Iskandera, Yvette, Mona, Wadida, Esther, Soumayya, Jeanine, Madame Nagueya, Oumm Toutou,Layla, Néfissa, Rana, Soussou, Madeleine et Myriam, Yvonne, Stifo,Odette, de toutes origines et nationalités, mais femmes, alexandrines et si désirables.

« Ah, filles d'Alexandrie, vos lèvres délicieuses... Et nous sommes revenus à Alexandrie Rivage d'Alexandrie, rivage de l'amour... »

Z. : Et je te demande d’imaginer les jeunes corps masculins passionnément aimés par Constantin Cavafy !

« Je me demande s'il y eut jamais dans la glorieuse Alexandrie antique un jeune homme plus parfaitement beau, un corps plus accompli que le sien... » écrit-il d'un jeune ferrailleur.

Nous pourrions tout autant poursuivre notre inventaire imaginaire autour des sons d’Alexandrie :
J’imagine avec Olivier Rolin « la louange mégaphonique de Dieu l’Unique, l’Eternel », « la mélopée énorme des muezzins », suivie bientôt du chant du coq, mais aussi, les cloches de San Saba.
J’imagine les bruits de la rue, les « longues notes graves des tramways beuglant sur l’ancien boulevard de Ramleh », le « tohu-bohu des klaxons », les « tintinnabulantes calèches », se mêlant aux cris des mouettes, ou encore de certains marchands. J’imagine le bruit de ferraille du petit tram qui emmenait Melissa et l’Ecrivain vers les plages de Sidi Bishr.
J’imagine le bruit des pièces de monnaie qui tombent dans les boîtes de fer blanc des mendiants.
J’imagine le mugissement d’une sirène, au loin, sur le port, là même où, descendant d’un cargo Pytheas à quai, Nikos Kavvadias descendait à la recherche d’une femme pour la nuit.
J’imagine l’écho des concerts qu’ont pu donner jadis Furtwängler et Wilhem Kempff.
J’imagine tout le peuple d’Alexandrie écoutant la retransmission à la radio d’un concert d’Oum Khalsoum.
J’imagine l’arrivée du jazz décrite par Youssef Chahine…

A : Mais saurions-nous imaginer, sur ce front de mer, Justine et l’Ecrivain descendant vers les plages de Bourg El Arab, « étincelantes dans la lumière mauve et or » de l’après-midi ? Premiers baisers d’un amour si contrarié.

Où sont les petits cafés du bord de mer qui « jetaient de pâles lueurs phosphorescentes tremblotant dans l’air poisseux » ?

Et toute la nouvelle géographie d’Alexandrie que l’amoureux de Cléa découvrait à travers elle ? Les mêmes petits cafés avaient, pour elle, des marquises de toile rayée qui voletaient sous la brise de minuit. Les visites au Cap des Figues étaient un prétexte à la cueillette de brassées de fleurs printanières, et celles aux tombeaux de Kom El Shufaga, l’occasion, au sortir de ces étrange et sombres lieux de repos d’Alexandrins morts depuis longtemps, d’admirer par contraste la lumineuse et si vivante présence de l’aimée.

Quant à la multiplicité des quartiers où les revers de fortune familiaux menait l'enfant Al-Karrat, elle n'est pas aussi multiple que sa propre géographie amoureuse, qui n'est pas du tout la même que celle de Durell.

Z: J'entends ta gourmandise hédoniste évoquer cette terre sensuelle, mais je n'oublie pas qu'elle fut aussi un lieu de spiritualité : terre des coptes, et surtout des ermites, des évangiles si nombreux qu'il fallut le concile de Nicée pour y mettre bon ordre...


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