vendredi 25 juillet 2008

Livre 2 : CAPITALE DE LA TERRE

CAPITALE DE LA TERRE



Et enfin, là-bas et là-haut, sortant tout à coup d’une brume qui se déchire, la silhouette incomparable de Stamboul.
Pierre Loti,
Fantômes d’Orient


Z : Comment voyager en Méditerranée, sans faire escale à Istanbul ? On m’objectera que la ville n’y est pas précisément. Mais son prestige rayonne sur tout le bassin méditerranéen. Comme une …Sublime porte entre celui-ci et la Mer Noire, entre l’Europe et l’Asie.
Comme la deuxième Rome qu’elle fut, avec ses sept collines, quand on la dénommait Byzance.
Comme le siège d’une puissance maritime qui maîtrisait les côtes orientales et africaines, quand Barberousse se rendait maître d’Alger pour le compte du Sultan.
Comme l’autre refuge des juifs séfarades chassés par les rois catholiques d’Espagne (et d’ailleurs, si l’on peut beaucoup reprocher aux Turcs quant à leur attitude face aux arméniens, l’attitude bienveillante face aux juifs a été constante, y compris lors de la deuxième guerre mondiale) …
Oui, Istanbul me fait rêver, comme peut faire rêver la « ville des villes » dont parlent les chinois, la « capitale de la Terre » qu’évoquait Flaubert. Longtemps, les seuls souvenirs littéraires que j’attachais à cette ville provenaient de Loti.
J’ai aimé Istanbul grâce à Azyiadé. J’ai eu une folle envie d’aller à sa rencontre en découvrant, dans une bouquinerie de Brest, un album de photos de Loti. Le cimetière d’Eyup sous la neige, dominant la Corne d’Or ; Pierre Loti (Pyer Loti comme l’écrivent les Turcs) en chéchia dans le cimetière de Topkapi, aux côtés de la tombe d’Azyiadé ; la Mosquée de Beyazid ; le débarcadère de Karakoy ; les fontaines, les voiliers dans le Bosphore…Que puis-je retrouver dans la Ville d’aujourd’hui de ces images du début du siècle passé ?

A : La ville a su garder, tu le verras, les traces de presque toute son histoire. Elle a, à vrai dire, été bien plus pillée par les vénitiens, ces enfants de la fille félonne de Byzance, que par les ottomans. Faut-il te rappeler que le quadrige qui trône au faîte de l’église Saint-Marc de Venise vient de l’hippodrome de Byzance ? Mais depuis les croisades, les bâtiments de la cité ont échappé aux pillages. Tu retrouveras donc le site splendide du cimetière d’Eyup comme tu l’as découvert sur les photos de Loti. Les couleurs en plus : tu descendras avec moi pour admirer le Mausolée dédié à ce disciple de Mahomet, tout orné de faïences bleues d’Iznik (la Nicée du concile normalisateur, où ont été créés, sous les ottomans, ces lumineux et extraordinaires motifs).

Z : J’ai découvert, depuis ces lectures de Loti, grâce à tes encouragements, les « Voyages d’Orient », de Nerval, de Flaubert, puis le « Constantinople », de Gautier, qui a d’ailleurs lui-même servi de guide à un truculent « Péra Palas » de Gérard Oberlé. J’ai hâte de confronter mes lectures à la découverte de La Ville. Mais par où commence-t-on ?

A : On pourrait commencer par la descente du train en gare de Sirkeci. C’est là que les trains venant d’Europe arrivent, dont le célèbre Orient-Express. Mais il n’y a plus guère qu’un voyage par an, et encore, pour les plus fortunés !
Amateur de visions de rêve, tu préfèreras venir de la mer, d’Ancône, de Brindisi ou du Pirée. C’est, en tout cas, ce que je te propose de partager avec moi. Nous accosterions à l’embarcadère de Karakoï, après avoir, longtemps, admiré, venant de la mer de Marmara, les flèches et les dômes des mosquées d’Istanbul.

Z : Spectacle magnifique que décrit un officier italien amoureux de la ville, Edmondo de Amicis : « Voilà Constantinople ! Constantinople superbe, démesurée, sublime ! Gloire au Créateur et à l’homme ! Je n’avais pas rêvé une pareille beauté ! ». Le reste est dans l’hyperbole, toujours :
« La Corne d’Or devant nous, comme un large fleuve ; et sur ses deux rives, deux chaînes de hauteurs sur lesquelles s’élèvent et s’allongent deux chaînes parallèles de villes qui embrassent huit milles de collines, de vallées, de golfes, de promontoires ; cent amphithéâtres de monuments et de jardins ; un double et immense escalier de maisons, de mosquées, de sérails, de bains, de kiosques (c’est un mot turc !), de couleurs variées à l’infini… »

A : A défaut d'une yali en bord de mer, je nous trouverais une chambre d’hôtel dans un konak en bois de la vieille ville avec terrasse sur la mer de Marmara. De là, nous pourrions voir au loin les îles des princes, où l’en éloignait les princes déchus, la rive asiatique et l’entrée du Bosphore. Avec un peu de chance, de l’autre côté, nous pourrions être derrière la Mosquée Bleue, et pouvoir l’admirer de la terrasse côté rue…

Z : Pas loin du restaurant Rami, dont parle Oberlé ? Bonne idée : j’irai lui rendre une visite de voisinage pour vérifier si l’on y sert toujours du kagit Kebap, accompagné d’un Buzbag, sous les peintures néo-impressionnistes de Rami Uluer.

A : Soit. Mais de là, nous n’aurions que quelques minutes de marche pour découvrir l’ancienne cathédrale Aya Sofia, que l’on s’acharne à appeler Sainte Sophie, alors que c’est avant tout Sainte-Sagesse ; quelques minutes aussi pour aller voir d’autres faïences bleues d’Isnik qui ornent la Mosquée …bleue ou décorent la toute proche et superbe mosquée de Beyazid.
Quelques minutes enfin pour se rendre au palais de Topkapi, ou au Grand Bazar… Le reste des monuments et des quartiers à visiter est aisément accessible par le tramway, les bus et les vapür (ces bateaux qui sillonnent le Bosphore, à partir de l’embarcadère d’Eminönü).
Cette mise en bouche te convaincrait si nécessaire d’adopter une attitude modeste face à la ville dont tu piétineras les pavés : elle fut deux fois le siège d’un empire, et l’histoire n’a peut-être pas dit son dernier mot. Comment croire que le destin d’une cité aussi idéalement placée au carrefour de deux continents et de civilisations glorieuses soit réduit à son seul statut actuel de capitale économique de la Turquie ?

Z : Si la spirale vertueuse de l’intégration européenne se poursuivait -mais rien n’est écrit d’avance-, la réconciliation avec ses voisins, ses proches, relèguerait les « Grandes Catastrophes » dont furent victimes grecs et arméniens au rang des mauvais souvenirs, tout comme la domination coloniale française en Afrique. Je crois d’ailleurs que les minorités grecques et arméniennes d’Istanbul sont les premières à souhaiter cette intégration. L’époque d’une heureuse cohabitation entre turcs, arméniens, juifs, grecs évoquée dans le Voyage d’Orient de Gérard de Nerval peut-elle être autre chose qu’un passé révolu, pour former les racines d’un avenir « cosmopolite » dans tous les sens de ce mot ?
Et pourtant, l’assassinat par un nationaliste, de Hrant Dink, ce journaliste turc d’origine arménienne, le départ en exil d’Orhan Pamuk, les manifestations récentes des islamistes…

A : …Montrent qu’il y a fort à faire pour combattre les mauvais démons, mais si notre attitude est à la fois ferme sur les droits de l’homme et ouverte pour le peuple turc, nous conforterons tout ces stambouliotes, et tous ces citoyens turcs de toutes origines qui sont si proches de nous. J’étais à la grande manifestation de cent mille personnes qui dénonçaient l’assassinat de Hrant Dink. J’étais là quand sa veuve s’exprimait avec tant d’intelligence et de sérénité.
Il faut que, comme ces manifestants, nous descendions de Taksim la rue Istiklal pour prendre le pouls d’une population jeune et d’une ville qui vit à l’européenne, car elle l’est pour partie au moins depuis toujours…
Nous nous arrêterions au restaurant Haci Baba, en hommage à Gérard Oberlé, facétieux et talentueux auteur de « Pera Palas ». Son cadre ancien rend hommage aux héros de la Grèce, sur les pierres, et au passé ottoman sur les grandes gravures accrochées aux murs. Tu verras que la cuisine est plus que bonne. Nous choisirions d’aller dans la salle du fond, dont les baies vitrées permettent d’observer une église orthodoxe néo-baroque, Aya Triada. Dans le jardin qui l’entoure, sous le restaurant, poules et chats semblent faire bon ménage. Des chats : il y en a partout, qui complètent, et c’est heureux, le rôle des services de propreté de la ville, quand ils ne colonisent pas un passage, comme le désormais célèbre « passage des chats », face au Consulat général de Suède. Les Passaji : ils irriguent la rue Istiklal jusqu’au Tünel, où arrive l’une des plus petites lignes de funiculaire que je connaisse.
J’aime particulièrement l’Avrup Pasaji, passage d’Europe, des statues de bronze, ses miroirs placés en hauteur au-dessus des échoppes qui laissent admirer tissus orientaux et livres ou gravures anciennes.
À l’entour, de nombreux lieux de culte chrétiens nous rappellent que Pera est la ville européenne, dominée par la tour de Galata. Une cathédrale arménienne catholique, que nous découvririons avec beaucoup de patience, et une autre, arménienne de culte grégorien celle-là, près du marché aux poissons, soit à peine à 500 mètres, et tant d’autres construites au XIXe siècle et au début du 20e, évoquent la diversité des pratiques religieuses dans cette partie de la ville où siégeaient les ambassades.
Passé le Tünel, on descend jusqu’à Karakoï, quartier des juifs caraïtes, en passant devant une multitude d’échoppes d’instruments de musique. Le brassage musical est plus que jamais à la hauteur du brassage culturel de cette ville qui reste, quoi que les milieux les plus nationalistes veuillent, profondément cosmopolite.
Mais juste avant d’entrer dans ce quartier, nous nous arrêterions au couvent des derviches tourneurs, le « tekke ». Un immeuble en pierres élégant, qui ouvre sur le türbe d’un cheikh de la confrérie, et un petit cimetière, envahi, naturellement, par les chats.

Z : J’ai souvenir de ce qu’en raconte Théophile Gautier dans son « Constantinople »: « Le tekké de Péra est situé sur une place encombrée de tombes, de pieux de marbre à turban et de cyprès séculaires, espèces d’annexe ou de succursale du petit Champ-des-Morts… ».

A : C’est cela même. Gautier résida en effet non loin de là, dans le quartier des « Petits Champs».
Au fond d’un jardin calme, le tekké, proprement dit, est aujourd’hui musée en même temps que lieu de culte et de démonstration des derviches, une fois par mois, pour les touristes. Qu’on ne s’y trompe pas : si les touristes sont accueillis, c’est en fonction des paroles de Mevlana, le grand poète soufi :

« Viens, viens, viens…qui que tu sois, viens ! Viens aussi que tu sois infidèle, idolâtre ou païen, Notre couvent n’est pas un lieu de désespoir ; Même si cent fois tu es revenu sur ton serment, viens ! »

Le cérémonial n’a pas grand-chose à voir avec le triste spectacle qu’on sert aux touristes entre Sainte Sophie et la Mosquée Bleue.

Z : Gautier, toujours :
« Aux psalmodies du Koran nasillées en ton de fausset s’étaient joint un accompagnement de flûtes et de tarboukas. Les tarboukas marquaient le rythme et faisaient la basse, les flûtes exécutaient à l’unisson un chant d’une tonalité élevée et d’une douceur infinie. Le motif du thème, ramené invariablement après quelques ondulations, finissait par s’emparer de l’âme avec une impérieuse sympathie, comme une femme dont la beauté se révèle à la longue et semble augmenter à mesure qu’on la contemple… Immobiles au milieu de l’enceinte, les derviches semblaient s’enivrer de cette musique si délicatement barbare et si mélodieusement sauvage, dont le thème primitif remonte peut-être aux premiers âges du monde ; enfin, l’un d’eux ouvrit les bras, les éleva et les déploya horizontalement dans une pose de Christ crucifié, puis il commença à tourner lentement sur lui-même, déplaçant lentement ses pieds nus, qui ne faisaient aucun bruit sur le parquet. Sa jupe, comme un oiseau qui veut prendre son vol, se mit à palpiter et à battre de l’aile. Sa vitesse devenait plus grande ; le souple tissu, soulevé par l’air qui s’y engouffrait, s’étala en roue, s’évasa en cloche comme un tourbillon de blancheur dont le derviche était le centre. »

A : Pas mieux ! J’ai surtout envie d’en dire que la musique est d’une douce beauté mélancolique, et que l’instrumentarium, complété aujourd’hui d’un oud, et le chœur d’hommes produisent un envoûtement certain. Prière en même temps que poème, le chant est connu des fidèles qui suivent le cérémonial en même temps que les touristes. Bien entendu, à la fin de la cérémonie, on n’applaudit pas.
La dernière fois que je m’y suis rendue, quatre vieilles dames turques, habillées à l’occidentale, dont l’une évoquait irrésistiblement Miss Marple, psalmodiaient en même temps que le chœur. Car le paradoxe apparent de ce rite des admirateurs de Mevlana, c’est qu’il rassemble des musulmans alevis, modernistes, républicains, laïques et féministes.
Il y avait d’ailleurs parmi les derviches tourneurs…Trois derviches tourneuses. J’ai récemment reconnu la photo de l’une d’entre elles dans un article du « Monde 2 ». La légende de la photo indiquait : « Quand cette Istambuliote n’est pas une danseuse, elle est étudiante en jean et tee-shirt ».

Z : Dans son « Livre noir », le nouveau prix Nobel Orhan Pamuk impose à ses lecteurs une plongée dans cet univers des alévis, leur monde spirituel, mais aussi leurs aspirations à une république réellement laïque. On les retrouve éléments moteurs de la révolution des Jeunes Turcs, puis victimes. On les retrouve dans les mouvements émancipateurs et révolutionnaires des années 60 à 70.

A : Tu pourrais ajouter, parmi ces promoteurs de la modernité, dans l’histoire récente de la Turquie, la part prise par les juifs séfarades, qu’ils soient passés par Livourne ou par Salonique, qu’ils soient restés fidèles à leur religion, que les Turcs ont protégée… le plus souvent 27, tels les Camondo, ou qu’ils aient suivi Sabbetaï dans sa conversion à l’Islam. L’épouse d’Atatürk en était, paraît-il.
J’ai lu, moi aussi, cet article du Monde 2, et j’ai suivi en pensée cette jeune derviche au Café Jazz de Taksim – que fréquentait souvent, paraît-il, Orhan Pamuk avant son départ pour les Etats-Unis. J’ai aimé ce qu’expriment avec force chacun des musiciens protagonistes de ce reportage dans les hauts lieux de la nouvelle musique d’Istanbul : L’affirmation de la pluralité des musiques stambouliotes (ottomane, soufie, arménienne, kurde, tsigane ou juive…) et la volonté de les métisser au contact des musiques européennes. Entre musiques d’Europe et musiques d’Asie, choisir de ne pas choisir. Ou plutôt affirmer une curiosité, une ouverture culturelle de bon aloi, qui n’est plus réservée aux élites, comme à l’époque où la jeune Princesse de Brancovan, mère d’Anna de Noailles, ravissait les oreilles du sérail de Dolmabache en jouant au piano des airs de Mozart. Mais la Turquie n’a-t-elle pas aussi fourni récemment d’excellents pianistes ?

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