vendredi 25 juillet 2008

Livre 2 : À LA RECHERCHE DE L’AIGLE QUI PLEURE…

À LA RECHERCHE DE L’AIGLE QUI PLEURE…



Il y a en Crète comme une flamme –appelons-la une âme - quelque chose de plus puissant que la vie ou la mort. Il y a la fierté, la détermination, la bravoure et aussi, quelque chose d’indicible, d’inestimable : quelque chose qui à la fois nous réjouit d’être humain et vous fait frémir.

Nikos Kazantzakis,
Lettre au Greco

Z : Jacques Lacarrière raconte dans son « Dictionnaire amoureux de la Grèce » que l’un de ses premiers contacts avec la Crète fut la traduction d’un ouvrage de Pandelis Prevelakis intitulé « Le Crétois », évoquant les combats des habitants de l’île contre les Turcs. Dans un des passages de ce livre, l’auteur écrit qu’au moment d’une lutte partisane contre les occupants, un aigle posé sur un rocher à l’entrée d’un village crétois se mit à pleurer. Un jeune garçon passant par là s’en fut le dire au village, et chacun, naturellement, y vit un triste présage. En effet, on apprit plus tard que tous les partisans de ce village avaient été massacrés. L’aigle, c’est l’oiseau de Zeus, le symbole de la Crète.… Quelques années plus tard, se rendant sur les lieux, Jacques Lacarrière demanda où était le rocher dont parlait cette légende, et les habitants de la localité, à commencer par le Pope, de s’étonner qu’un étranger la connaisse et d’en éprouver une profonde émotion ! L’identité crétoise est forte de ces combats contre tous les occupants, romains, vénitiens ou turcs. Par contre, au-delà de ses particularités, la civilisation crétoise « si bigarrée, si diverse, pleine de noblesse et de joie juvénile »16 s’est pleinement intégrée à l’univers grec. Empruntant aux Grecs du Péloponnèse comme à ceux d’Asie Mineure, dont la Crète est le point de liaison, mais donnant aussi, entre autres, à tous le Zeus qui naquit, paraît-il, au mont Ida (que les crétois appellent aussi le Psiloriti) et les premières lois écrites du monde hellénique.
C’est cette civilisation que, de préférence à l’automne, je veux rencontrer et embrasser sous tous ces aspects, si tu veux bien me guider …

A : Alors, il faut commencer, venant du Pirée, par accéder au port d’Héraklion, qui en est la capitale et la ville la plus peuplée. C’est le port de Knossos, la capitale minoenne. La ville a trop vite grandi, elle est sans cesse survolée par les avions, mais, dès l’arrivée, on a la chance de voir la magnifique forteresse vénitienne, marquée sur ses trois côtés du Lion de Saint Marc.
La cité a porté successivement les noms que lui ont donnés les occupants : Heraclium, El Kandak, Candie, puis Megalo Kastro (la grande forteresse)…

Z : C’est sous ce nom que Nikos Kazantzakis ne cesse de nommer sa ville natale dans son ouvrage Αμαφωρα στων Γρεχο (Lettre au Greco). Le Greco, lui, est né quatre siècles et demi plus tôt, à proximité dfHeraklion, sous la domination vénitienne, cfest dfailleurs cette domination qui le conduisit à Venise, puis à Tolède, pour faire valoir ses talents.

A : Les souvenirs de Kazantzakis et du Greco sont associés à deux lieux verdoyants de notre Megalo Kastro. Mais, par hommage à mon prénom crétois, laisse-moi te mener par les rues et les chemins du port de Knossos ! Et sache d’abord que si cette ville se nomme à nouveau aujourd’hui Heraklion, c’est en hommage à Herakles, qui y débarqua pour dompter le taureau furieux qui dévastait le royaume de Minos.
Pour commencer, nous irons jusqu’à la veille citadelle vénitienne, baptisée du nom turc de Koules. De sa terrasse, on peut voir toute la ville, le nouveau port, très actif, et, très loin, apercevoir l’île de Dia, uniquement peuplée de cette variété de chèvre crétoise à longues cornes qu’on nomme ici agrimi. L'île de Dia, c'est celle où Thésée abandonna Ariane fille de Minos.
On aperçoit çà et là les fortifications qui entourent la ville et la couleur de leurs bougainvillées. Ces remparts ont quand même permis aux vénitiens de résister aux Turcs pendant 21 ans !
Avant d’entreprendre la visite de la ville, nous prendrons un café frappé au Café Marina, s’il existe encore : il est à deux pas du vieux port. Si tu le veux bien, nous irons ensuite vers la place Venizelou. L’occasion de passer à côté de l’église Agios Titos, en hommage au Saint patron de l’île, le parc El Greco et la Loggia vénitienne, de style palladien, qui est aujourd’hui l’hôtel de ville. Poursuivant ton chemin, tu passeras devant Agios Markos, l’ancienne cathédrale vénitienne, italianisante avec quelques traces de gothique, et tu pourras enfin, s’il fait chaud, te rafraîchir à la fontaine Morosini. Motifs marins en bas, vasque supportée par des lions en haut, les symboles de la Sérénissime République sont ici dédiés au défenseur du siège de 21 ans dont je t’ai parlé.
Et surtout, va faire un tour au marché, odos 1866. Pour découvrir toutes les richesses de la terre de Crète : olives, huiles d’olives (la richesse des richesses : chaque famille crétoise possède un ou plusieurs groupes d’oliviers)…

Z : L’olivier, c’est l’arbre d’Athéna, dont les branches étaient données aux vainqueurs aux Jeux Olympiques…J’envisage d’en planter dans mon jardin du nord…

A : Tu trouveras aussi, sur le marché, de délicieux fromages de chèvre et de brebis : graviera, staka, et surtout, celui que je préfère, le mizithra que j’aime déguster avec des figues fraîches. On mange les autres cependant le plus souvent avec des légumes, que l’île fournit en abondance. Légumes, fruits, fruits secs, lait de chèvre ou de brebis, poisson, et parfois un peu de viande de chevreau sauvage, le miel de pays : voilà le régime crétois. Mais pour les vrais gourmands, on peut toujours goûter les bougatsas de chez Kir Kor, l’arménien de la place Morosini.

Z : Et le vin ?

A : on produit aussi un excellent vin crétois, mais je crois que tu sauras te faire ton opinion toi-même… Sans doute, goûteras-tu aussi du raki crétois, une eau de vie très forte.

Z : Consommée modérément, elle donne paraît-il envie de danser, et je crois que j’aurai, là-bas, envie de le faire. Ne dit-on pas que les Crétois sont des danseurs émérites ?

A : On le dit.

Z : Je me souviens d’un passage du « Crétois » cité par Lacarrière :
Le rebec les convia à la danse. Les pallicares serrèrent leurs ceintures, attachèrent solidement leurs foulards et se rassemblèrent sous le grand arbre. Les femmes dénouèrent leurs fichus, les laissèrent retomber sur leurs épaules. On forma la ronde et un vieillard, encore leste, en prit la tête et frappa le départ sur le sol :
Je n’aime pas d’autre danse que le pentozalis, Trois pas en avant et deux en arrière !
Hommes et femmes commencèrent à danser, en se tenant par la main. Ils gardèrent au début un rythme lent, laissant glisser leurs pas et déportant le cercle vers la droite. On aurait dit qu’ils tâtaient le sol pour l’essayer, mesurer l’aire de la danse…

A: Le pentozalis est une sorte de gigue originaire de Réthymnon. Les gens de Megalo Kastro ont plutôt inventé une danse en ligne que, depuis le film tourné sur Zorba le Grec, tout le monde connaît : le syrto. Durant les fêtes, à Pâques, en particulier, on les danse, traditionnellement accompagnés de la lyre crétoise, du luth qu’on retrouve dans toute la Méditerranée et d’une ou deux flûtes à bec. On chante aussi, ou plutôt on improvise, aidés par le vin et le raki, les mantinadas, ces chants d’amour filant des métaphores rustiques. Les Rizitiko, en revanche, sont des chants épiques s’appuyant sur l’histoire crétoise, dont l’archétype est l’ EROTOKRITOS, écrit par Vitzentzos Cornaros pendant la renaissance crétoise.17Ce long poème écrit en grec avant la domination ottomane, même les bergers étaient, paraît-il, capable d’en chanter des centaines, voire des milliers de vers par cœur, par tradition orale. Celles et ceux qui avaient la chance d’apprendre à lire le grec l’ont fait souvent à travers ce livre.En forme de résistance culturelle.

Z : Nous ne serons pas au bout de nos saines fatigues, car j’envisage aussi de monter, un jour, de bon matin, ou peut-être même à la fin de la nuit d’automne, vers le Psiloriti, ou le mont Ida, comme tu voudras :
Mais, plus souvent qu’ailleurs, c’est sur l’Ida qu’ils demeuraient,
Ce lieu là qu’ils désiraient, celui-là qu’ils chérissaient.18

Nous referons le chemin qu’a fait Kazantzakis jeune homme avec cette jeune femme aux yeux bleus, « fraîche comme l’écume » qu’il nomme l’Irlandaise et qui lui donnait des cours d’anglais19. Ce voyage d'adieu d'un étudiant en partance pour Athènes est raconté par le menu, teinté d'une forte charge d'émotion. J'ignore si un pope nous accueillera au pied du mont, si, après nous avoir fait les honneurs de sa vigne, il nous offrira le raki, en attendant la poule cuisinée par son épouse ; s'il nous offrira le gîte et nous réveillera pour partir au sommet, et si, pour nous guider, il se trouvera un berger sentant le bouc et le ciste . Ce que je sais, c'est que je veux admirer de la porte de la chapelle qui se trouve au sommet,
« La Crète tout entière, d’une extrémité jusqu’à l’autre, resplendissante, toute nue, blanche, verte, rose, entourée de quatre mers ».
Je sais que le retour ne sera pas aussi triste, car j’ai espoir de continuer mes découvertes avec toi. Mais quand on a goûté à cette vision sublime, peut-on s’en détacher si facilement ?

J’ai des souvenirs de cimes comme on a des souvenirs d’amour…

A : Non, tu n’as pas fini tes découvertes, la Crète est pleine de ressources. Mais il te faudra d’abord me suivre jusqu’au palais de Minos, père d’Ariane la première. Là-bas, tu percevras mieux les mystères de la Crète :
« Celui qui met le pied sur cette île sent une force mystérieuse, chaude, pleine de bonté, se répandre dans ses veines, et son âme grandir. Mais ce mystère est devenu encore plus riche et plus profond à partir du jour où l’on a découvert, enfouie jusqu’alors dans la terre, cette civilisation si bigarrée, si diverse, pleine de noblesse et de joie juvénile ».
Peut-être qu’en chemin, une vieille dame nous donnera des figues, simplement en reconnaissance de notre humaine condition. Mais, même si nous ne la croisions-pas, nous aurions du moins le plaisir ineffable de découvrir ce Palais où domine avant tout la fantaisie, la joie, le libre jeu de la force créatrice de l’homme … Mais j’ai presque envie de te citer tout ce qu’écrit Kazantzakis de sa visite à Cnossos en compagnie de l’abbé Mugnier…Allons, en route !




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