NUITS DANS LES JARDINS D’ESPAGNE
Plang... Imagine un accord plaqué puis des cordes sul ponticello, des effets de cors lointains.Le générique de ce voyage-là a été emprunté à Manuel De Falla, « Nuits dans les jardins d’Espagne ». L’atmosphère nocturne est admirablement rendue par les sonorités feutrées et graves des cordes. Par contraste, le piano de Clara Haskil égraine des notes aiguës évoquant le son de l’eau qui s’écoule des fontaines dans les bassins.Andalucismo universalizado. Comment un poème musical peut-il avoir éveillé chez moi une telle envie de me rendre sur place? Ecoute.
Peut-on s’enfermer dans les jardins de l’Alhambra la nuit pour essayer d’y retrouver les notes assemblées par De Falla ? Oui. La visite de nuit est permise, et même organisée. C'est de plus un moyen d'échapper au flux conséquent des touristes du jour.
L’occasion en fut mille fois donnée au compositeur . Il me plaît de l'imaginer accompagnant Garcia Lorca, un soir de 1922, pour inventer le festival du Cante Jondo. Etabli à Grenade jusqu’à ce que les franquistes l’en chassent, De Falla commence son concerto par l’évocation du Generalife, résidence de campagne des rois, voisine de l’Alhambra, l’un des plus parfaits jardins maures actuellement conservés, avec les Jardines del Partal, qui prolongent le palais des Nasrides, et que je préfère. Parce qu'ils ménagent en douceur une transition avec le Palais.
Passées les allées de cyprès et de lauriers roses, sur les pas du compositeur, c’est, dit le guide vert, « Le jardin arabe par excellence » qui se découvre. « Extraordinaire situation… Caractère intimiste et sensuel… ». Sensuel, oui.
Songe à la douceur d’aller s’y reposer ensemble !
Structuré sur plusieurs niveaux, de manière à ce que chaque jardin ne gêne pas la vue de l’autre, ce jardin est traversé de canaux dont l’eau, d’étage en étage, tombe en cascades joyeuses et bruissantes.
J’aimerais que nous les écoutions avant d’aller sur le belvédère admirer la colline voisine de l’Albaicin, cette médina blanche qui lui fait face. Les espagnols disent « mirador ». Admirons au loin ces anciennes mosquées qui se nomment aujours'hui saint Nicolas ou saint Sauveur.
Plus haut, nous pourrions entrer dans les jardins de l’Alhambra proprement dit. Le Palais des Nasrides, avec sa cour des Myrtes fendue en son milieu par un bassin qui reflète la tour de Comares, la cour des Lions, le jardin de Daraxa puis les jardins del Partal, sont déjà pour moi bien plus que des noms : des parfums, des images, un refuge futur. Un refuge pour la nuit ?
Cette-fois-ci, je te ferais écouter, en même temps que le travelling avant dans l’Alhambra, « Le Jardin des Myrtes », mélodies andalouses du Moyen-Orient.
La feuille de myrte était, dit-on, dans l’Antiquité, symbole de gloire et d’amour. On fait de ses baies un vin prisé. Un sâqî nous en aurait versé une coupe à l’instant même où nous souhaitions prendre un peu de repos dans notre visite, rythmée par la nawba. J'imagine Blanca Li, danseuse grenadine, sautiller sur sa musique...
Après Chateaubriand, Washington Irving, diplomate et voyageur américain, dès le printemps de 1829, eut l’insigne honneur d’être hébergé à l’Alhambra, à l'époques où le tourisme de masse n'existait pas. Théophile Gautier eut luis aussi ce privilège, logeant alternativement dans l'une ou l'autre des salles qui entourent le patio des lions. Irving a joué un rôle moteur dans la réhabilitation du lieu. Il raconte :
« Sous ma fenêtre, le jardin est doucement illuminé ; les orangers et les citronniers sont pailletés d’argent ; et la fontaine étincelle dans le clair de lune où l’on perçoit même la rougeur de la rose.
J’ai passé des heures à ma fenêtre à respirer l’air embaumé du jardin et à rêver aux fortunes diverses de ceux dont ces élégants vestiges rappellent l’histoire. Parfois, à minuit, lorsque tout repose, je descends errer à travers le palais…La température d’un minuit d’été andalou est purement céleste. On se sent comme transporté dans une atmosphère supérieure ; on éprouve une sérénité d’âme, une légèreté d’esprit, un bien-être physique qui font du seul fait de vivre un délice. L’effet du clair de lune sur l’Alhambra a également quelque chose de magique : les fentes et les crevasses, les moindres taches de rouille disparaissent alors ; le marbre reprend sa blancheur primitive ; les longues colonnades paraissent s’éclaircir ; les salles s’illuminent d’un rayonnement diaphane… » 7
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Pourrais-je mieux dire? Imagine que les éclairages nocturnes ne viennent que de l'astre de la nuit.
Les nuits d'été sur l'Alhambra sont fraîches et agréables, au regard des températures de la journée. Nous sommes aussi à près de sept cent mètres de hauteur. C'est le moment où les parfums des jardins exhalent toute leur puissance.
On dit que, chassé pour toujours par les rois catholiques le 2 janvier 1492, le dernier roi musulman, le « petit roi » Boabdil,emprisonné enfant par son père dans la tour de Comarès, pleura à l’endroit dit du « Suspiro del Moro », en se retournant sur la dernière capitale du royaume arabo-andalou, après avoir confié les clés de la ville aux rois catholiques. Et la légende rapporte que sa mère Fatima lui dit : « pleure comme une femme ce que tu n’as pas su garder comme un homme ».
L'infortuné Boabdil, emmenait avec lui bon nombre de ses partisans et leurs familles, dont le jeune Hassan al- Wazzan, qu'on appela plus tard Léon l'Africain. Repliés au Maroc, Grenade continuait de hanter leurs rêves. Mes histoires sont pleines de ces paradis perdus.
Du Suspiro del Moro, si nous allons un jour ensemble jusque là, j’aimerais que nous regardions une dernière fois Grenade pour nous en souvenir pour toujours, et chaque fois que nous écouterions « Nuits dans les jardins d’Espagne ». Et si ce spectacle t’arrachait quelques larmes d’émotion, je me ferais une joie de te consoler.
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