…Car Tunis s’est proclamée, s’est rêvée verte - le vert Occident de la geste hilalienne. En contrechamp du désert avançant sa menace ensablée, elle s’est montrée, en défense contre la damnation des sécheresses grises, une fortification imaginaire, un tendre mythe– Tunis la verte – basculant, à la faveur d’hivers rarement pluvieux, vers une ombre de réalité…
Samia Kassab-Charfi
"La fée tranquille", in Qantara 58
Z : J’imagine maintenant l’errante Didon, l’amoureuse, sœur mythique d’un roi de Tyr assassin de son époux. Elle le fuit. Ayant évité prudemment les dangereux rivages des Syrtes1, elle découvre de son vaisseau la colline de Byrsa, et décide d’y créer une Nouvelle Ville, Kart-Hadasht, autrement dit Carthage, en faisant preuve d’astuce pour obternir des tribus locales suffisamment d’arpents de terre pour faire de sa colonie une grande et belle cité.
Un mouillage rêvé pour les navigateurs puniques : un fort beau et large golfe, une bande de terre bordée à la fois par la mer et par le lac de Tunis. Un port stratégique sur le détroit de Sicile.
Les dieux capricieux lui font, sur cette terre, rencontrer, évidemment, le représentant d’une autre nation navigatrice, lui aussi en errance. Ils lui font aimer cet Énée. J’ai en tête les mots de Virgile évoquant la montée de son désir :
« Illum absens absentem auditque uidetque… »,
jusqu’à l’épisode de la grotte. J’ai dans l’oreille son chant plaintif imaginé par Purcell, lorsque, abandonnée, elle songe à mettre fin à ses jours. Je pense toujours à mon souvenir scolaire le plus vif, Monsieur Berton, le professeur de Lettres Classiques que j’adorais, nous faisant découvrir une traduction mot à mot de l’Enéide par Pierre Klossowski -que j'ai enfin retrouvée-, et mimant sur l’estrade la mort de Didon. Et j’ai dans les yeux depuis peu ses grands tableaux du musée Fabre qui évoquent l’histoire de cette rencontre.
Je me rêve arrivant, moi aussi, par la mer dans ce pays où l’on peut voir aujourd’hui surgir d’énormes remparts et les traces de la citadelle de cette « Nouvelle Ville », dix fois plus grande que Tyr, sa métropole, et le Tophet où Salammbô, selon Flaubert, venait offrir sacrifice à la déesse lunaire Tanit…
A : Tu pourras, arrivant par la mer, admirer la puissante beauté du golfe de Tunis, entre le Djebel Manar,où s'accroche le beau village de Sidi Bou Saïd, et le cap Bon. Au milieu de ce golfe, la colinne de Byrsa, d'où l'on a vue sur une large bande de terre qu'occupent Tunis et ses banlieues. Pas étonnant que les carthaginois s'y soient installés...tout comme, aujourd'hui, le Palais présidentiel! Tu pourras observer ce qui subsiste de ce passé de légende, même si elle est parfois mensongère : les sacrifices humains n’ont, semble-t-il, jamais existé.
Il faudra cependant que tu y reviennes par la terre, car le port de Carthage est réduit à néant. Tu y arriveras par le port de la Goulette.
C’est là qu’arrivent d’Europe et en repartent les cars ferries, et c’est là que je t’attendrai. Cet endroit est sans doute moins chargé d’histoire, bien que son vieux fort, où nichent aujourd’hui des colonies de martinets, ait été bâti par Charles Quint.
Quand tu descendras du ferry Al Habib, je te connais : Tu n’auras de cesse d’aller vers la plage pour te baigner et montrer tes qualités de nageur. Tu auras peut-être en mémoire les jeux des enfants et des dauphins que vit et décrit,non loin de là, Pline le jeune. Tu les retrouveras plus tard, sous forme de mosaïques, au Musée National du Bardo, comme tu trouveras, dans la salle Sousse, mon effigie dans une autre mosaïque que Maupassant a décrite dans sa « Vie errante », et qui a été reconstituée d’après croquis : elle n’avait pas supporté le déplacement de Sousse au Musée. On m’y voit avec Thésée, dans une barque, approchant du labyrinthe de Crète.
Après le bain de mer, je t’emmènerai au quartier de la Piccola Sicilia, construite sur d’anciens marécages.
Z : Ah, « La petite Sicile où la misère attend aux pas des portes, les foundouks collectifs des Maltais, bizarres européens au parler arabe… » (Albert Memmi : La Statue de Sel).
A : Il n’y reste guère de siciliens, si ce n'est de passage, et pas plus de Maltais ou de descendants de juifs livournais, les Grana. Il n’en demeure guère plus que des juifs twansas, déjà présents en Tunisie depuis près de trois mille ans, mais que même les murs séparaient des premiers dans la mort. Les fantômes des livournais, jadis maîtres du commerce maritime, hantent cependant encore, même de jour, les bâtisses par eux édifiées : Une salle d’opéra, le Politeana Rossini, l’imprimerie Finzi, une église de style art moderne d’inspiration orientale... La Goulette, ce fut d’abord La Goleta. Reste que l’Italie n’est jamais loin, que les premières émissions de télévision captées ici furent italiennes, et que les tunisiens ont su conserver du passage des Italiens l’art de faire d’excellents cafés.
Z : Mmm. Une amie m’a récemment confié qu’elle avait trouvé autour de la porte de France les meilleurs cafés qui soient. J’ai aussi, de cette présence italienne, le souvenir ému de Claudia Cardinale revenant sur ses terres natales…
A : Après cette promenade, il y a quelques temps, je t'aurais fait découvrir près du port, face à l’ancien casino, le Café Vert, un restaurant de poissons à la devanture de même couleur, dont les tables aux nappes (rouges !) envahissent le trottoir. On peut s' y régaler d’un « complet poissons », ou de la soupe de poissons aux fruits de mer, suivi, en fonction de notre appétit ou de l’humeur du moment, par une bouza. Mais après tout, évoquer Tunis la Verte au Café Vert, cela fait un peu « ton sur ton ». On lui rendra visite un jour pour découvrir son superbe « complet poisson ». Le lieu où j’ai vraiment envie de t’accueillir n'est pas bien loin: c'est chez Mamie Lily, et son fils Jacob, à deux pas de la station de train « Goulette Casino ». Un endroit rare, qui perpétue la tradition de la cuisine juive tunisienne. Selon tes goûts, tu y dégusteras, après une kémia très engageante, un ragoût de gombos, ou une méchmachia, du boeuf mijoté avec des fruits secs. Tu te régaleras ensuite d'un sabayon glacé parfumé à l'alccol d'amande...
Z : Cela me rappelle quelques souvenirs anciens. Jadis, rue de Trévise, à Paris, j'ai connu un excellent restaurant de cuisine juive tunisienne, le Petit Dominique. Il est aujourd'hui fermé. Je te suivrai donc volontiers dans ce choix...
A: D'autant plus que Jacob te racontera mieux que d'autres l'histoire d'un pays où il est revenu après un exil de près de vingt ans à Paris : c'est de lui que j'ai appris le nom des trois papes tunisiens dont le portrait orne le nord du choeur de la Cathédrale de Tunis: Saint Victor, Saint Miltiade et Saint Gélase ( dont les musulmans ont baptisé le cimetière du sud de Tunis!). C'est de lui que j'ai appris la présence des juifs en Tunisie depuis trois mille ans, présence symbolique aujourd'hui : mille quatre cent juifs se revendiquant comme tels, pour trois synagogues encore actives.
Z : Alors, j'ai plein de questions à lui poser et à te poser. Comme je te l’ai dit, j’ai lu naguère les impressions d’un voyage quasi hivernal de Maupassant, entre Tunis et Kairouan3. Comment arrive-t-il à évoquer de manière aussi précise les formes et même les couleurs de ces paysages visités?
Il y a aussi des moments de rencontre poignants comme cette visite à un asile tunisois...
Cette lecture apéritive me donne envie d’interroger mon Ariane tunisoise... qui, couleur locale, s’appellerait forcément Ariana :
Y a-t-il un seul endroit au moins à Tunis, où l’on peut trouver trace de la « capitale éblouissante d’Arlequin » et des costumes d’une fantaisie étourdissante qu’a vus Maupassant lors de son séjour?
Où peut-on y entendre encore les airs d’autrefois éclos sous le ciel d’Andalousie?
Aux jardins de l’Ariana, si tu les as visités, les buissons énormes de jasmin sont-ils les rois de la place, ou l’ont-ils cédée à d'autres plantes parfumées? Peut-on toujours y cueillir le fruit du cédrat?
A : Oh là ! Répondre à toutes ces questions reviendrait à l'écrire, ton bouquin ! Bon, je consens quelques pistes :
"Ariana" en arabe signifie "nue", l'adjectif au féminin, je n’y peux rien c'est comme ça... Et si tu veux tout savoir, sur les jardins de l'Ariana est aujourd'hui construite la Faculté des Sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis, dite la Fac de l'Ariana !…C'est dans les environs de l'Ariana que se trouvait le fameux parc d'Abou Fihr avec ses bosquets et ses lacs artificiels à l'usage des princesses hafsides, les poètes tunisiens ayant longtemps chanté les roses des jardins de l'Ariana. Tu veux vraiment que je poursuive ?
Z : Bien sûr !
A : Alors j’essaierai de t’expliquer, d’abord, pourquoi la couleur de Tunis, c’est le vert, bien que Chadly ben Abdallah ait écrit que « par la blancheur de ses terrasses étincelant au soleil (…) Tunis est appelée Tunis La Blanche ». À la différence de Carthage, tournée sur la mer, parce que colonie phénicienne, sa voisine Tunis, vieille cité punique qui lui préexistait, vit tournée vers la terre, entourée de collines et de lacs qui les reflètent. Pourtant, c’est cette proximité de la mer qui, dans un contexte climatique particulièrement sec, a permis de mettre un coin de verdure sur cette terre. Au milieu de la ville européenne, le Parc du Belvédère occupe l’une des collines, mais le vert domine aussi le cimetière du Jellaz ( en l'honneur de Saint Gelase!), El Rabta, le domaine universitaire de l’Ariana…
Et, surtout, il faut imaginer qu’au-delà de la « Porte Verte », Bâb el Khadra, de la médina, aujourd'hui marché vivant, commençaient autrefois les maraîchages qui l’alimentaient.
Tunis est blanche, mais verte à la fois. Et si tu ne me crois pas encore, regarde plutôt ces photos que j’ai prises !
Z : Tunis est verte, comme la forêt où Didon part chasser en compagnie d’Enée. Verte, enfin, comme les propos sévères de Taoufik Ben Brik quand il évoque la dictature de Ben Ali et la disparition des lieux de parole et d’écriture dans son pays.
A : J’ai lu cela, en effet, naguère. 4Depuis, pendant quelque temps, « Le Monde » n’a pas été diffusé dans la ville. La charge est belle et féroce à la fois….
Z : Elle est belle en effet :
« Allongée dans sa tombe de lumière, Tunis se fane. Elle a la beauté des jeunes veuves ou des femmes abandonnées. Les Phéniciens, les Romains, les Arabes, les Normands, l’ont autrefois couverte d’or et de céramique. Ils ont accroché sur son buste des palais et des Colisée. La ronde infinie des soupirants semble ne plus jamais devoir finir. Flaubert se jette à ses pieds avec sa prose. Pour elle, Mahmoud Darwich a oublié sa Palestine… ».
A : C’est vrai : Darwich, ce grand poète d’un peuple sans état, ce poète que j’aime tant réciter, a séjourné longtemps en exil, comme beaucoup de dirigeants palestiniens, en cette ville. C’était au temps, où un vent de liberté volait encore dans ses murs. C’était avant que Ben Ali soit omniprésent sur les murs et dans les échopes. Car, comme poursuit Ben Brik à propos de Tunis, et c’est là, précisément, que sa charge devient féroce :
« La mauvaise affaire de sa très longue vie, elle l’a connue avec un homme trapu, aux cheveux gominés…Le président Ben Ali a mutilé l’organe le plus précieux des Tunisois : la langue. »
Et, après avoir fait la liste des artistes, musiciens, acteurs, plasticiens ou écrivains qui ont dû se taire, de demander : « Mais qui écrit encore à Tunis » ?
Z : Il est aujourd’hui bien plus facile d’écrire ensemble sur Tunis que d’écrire à Tunis. C’est pourquoi nous nous devons de relayer le cri de celui qui a dû s’en absenter. Relayer la « prière de l’absent».
A: Et dire que Tunis mérite mieux, même si la photo d'un homme sans âge aux cheveux teints orne les rues et semble accorder protection à tous les commerces. Même si, à côté des ruines de Cathage, tu dois détourner tes pas pour contourner le Palais présidentiel. Même si des policiers en civil et leurs mutiples indicateurs se mêlent chaque jour aux passants.
Il faut aller à Tunis. D'abord pour constater tout ce que nous avons comme héritage commun. La visite de l'extraordinaire musée du Bardo le démontre abondamment. Vas et témoigne. Vas et regardes bien. Perds-toi dans la Médina, arrêtes-toi dans ses palais, mais aussi dans ses ruelles, en évitant de ressembler à un touriste. Vas aussi jusqu'à la rue des Salines me chercher un CD de Lofti Bouchnak.
Et tentes de résister comme Ulysse au Sirènes.
Samia Kassab-Charfi
"La fée tranquille", in Qantara 58
Z : J’imagine maintenant l’errante Didon, l’amoureuse, sœur mythique d’un roi de Tyr assassin de son époux. Elle le fuit. Ayant évité prudemment les dangereux rivages des Syrtes1, elle découvre de son vaisseau la colline de Byrsa, et décide d’y créer une Nouvelle Ville, Kart-Hadasht, autrement dit Carthage, en faisant preuve d’astuce pour obternir des tribus locales suffisamment d’arpents de terre pour faire de sa colonie une grande et belle cité.
Un mouillage rêvé pour les navigateurs puniques : un fort beau et large golfe, une bande de terre bordée à la fois par la mer et par le lac de Tunis. Un port stratégique sur le détroit de Sicile.
Les dieux capricieux lui font, sur cette terre, rencontrer, évidemment, le représentant d’une autre nation navigatrice, lui aussi en errance. Ils lui font aimer cet Énée. J’ai en tête les mots de Virgile évoquant la montée de son désir :
« Illum absens absentem auditque uidetque… »,
jusqu’à l’épisode de la grotte. J’ai dans l’oreille son chant plaintif imaginé par Purcell, lorsque, abandonnée, elle songe à mettre fin à ses jours. Je pense toujours à mon souvenir scolaire le plus vif, Monsieur Berton, le professeur de Lettres Classiques que j’adorais, nous faisant découvrir une traduction mot à mot de l’Enéide par Pierre Klossowski -que j'ai enfin retrouvée-, et mimant sur l’estrade la mort de Didon. Et j’ai dans les yeux depuis peu ses grands tableaux du musée Fabre qui évoquent l’histoire de cette rencontre.
Je me rêve arrivant, moi aussi, par la mer dans ce pays où l’on peut voir aujourd’hui surgir d’énormes remparts et les traces de la citadelle de cette « Nouvelle Ville », dix fois plus grande que Tyr, sa métropole, et le Tophet où Salammbô, selon Flaubert, venait offrir sacrifice à la déesse lunaire Tanit…
A : Tu pourras, arrivant par la mer, admirer la puissante beauté du golfe de Tunis, entre le Djebel Manar,où s'accroche le beau village de Sidi Bou Saïd, et le cap Bon. Au milieu de ce golfe, la colinne de Byrsa, d'où l'on a vue sur une large bande de terre qu'occupent Tunis et ses banlieues. Pas étonnant que les carthaginois s'y soient installés...tout comme, aujourd'hui, le Palais présidentiel! Tu pourras observer ce qui subsiste de ce passé de légende, même si elle est parfois mensongère : les sacrifices humains n’ont, semble-t-il, jamais existé.
Il faudra cependant que tu y reviennes par la terre, car le port de Carthage est réduit à néant. Tu y arriveras par le port de la Goulette.
C’est là qu’arrivent d’Europe et en repartent les cars ferries, et c’est là que je t’attendrai. Cet endroit est sans doute moins chargé d’histoire, bien que son vieux fort, où nichent aujourd’hui des colonies de martinets, ait été bâti par Charles Quint.
Quand tu descendras du ferry Al Habib, je te connais : Tu n’auras de cesse d’aller vers la plage pour te baigner et montrer tes qualités de nageur. Tu auras peut-être en mémoire les jeux des enfants et des dauphins que vit et décrit,non loin de là, Pline le jeune. Tu les retrouveras plus tard, sous forme de mosaïques, au Musée National du Bardo, comme tu trouveras, dans la salle Sousse, mon effigie dans une autre mosaïque que Maupassant a décrite dans sa « Vie errante », et qui a été reconstituée d’après croquis : elle n’avait pas supporté le déplacement de Sousse au Musée. On m’y voit avec Thésée, dans une barque, approchant du labyrinthe de Crète.
Après le bain de mer, je t’emmènerai au quartier de la Piccola Sicilia, construite sur d’anciens marécages.
Z : Ah, « La petite Sicile où la misère attend aux pas des portes, les foundouks collectifs des Maltais, bizarres européens au parler arabe… » (Albert Memmi : La Statue de Sel).
A : Il n’y reste guère de siciliens, si ce n'est de passage, et pas plus de Maltais ou de descendants de juifs livournais, les Grana. Il n’en demeure guère plus que des juifs twansas, déjà présents en Tunisie depuis près de trois mille ans, mais que même les murs séparaient des premiers dans la mort. Les fantômes des livournais, jadis maîtres du commerce maritime, hantent cependant encore, même de jour, les bâtisses par eux édifiées : Une salle d’opéra, le Politeana Rossini, l’imprimerie Finzi, une église de style art moderne d’inspiration orientale... La Goulette, ce fut d’abord La Goleta. Reste que l’Italie n’est jamais loin, que les premières émissions de télévision captées ici furent italiennes, et que les tunisiens ont su conserver du passage des Italiens l’art de faire d’excellents cafés.
Z : Mmm. Une amie m’a récemment confié qu’elle avait trouvé autour de la porte de France les meilleurs cafés qui soient. J’ai aussi, de cette présence italienne, le souvenir ému de Claudia Cardinale revenant sur ses terres natales…
A : Après cette promenade, il y a quelques temps, je t'aurais fait découvrir près du port, face à l’ancien casino, le Café Vert, un restaurant de poissons à la devanture de même couleur, dont les tables aux nappes (rouges !) envahissent le trottoir. On peut s' y régaler d’un « complet poissons », ou de la soupe de poissons aux fruits de mer, suivi, en fonction de notre appétit ou de l’humeur du moment, par une bouza. Mais après tout, évoquer Tunis la Verte au Café Vert, cela fait un peu « ton sur ton ». On lui rendra visite un jour pour découvrir son superbe « complet poisson ». Le lieu où j’ai vraiment envie de t’accueillir n'est pas bien loin: c'est chez Mamie Lily, et son fils Jacob, à deux pas de la station de train « Goulette Casino ». Un endroit rare, qui perpétue la tradition de la cuisine juive tunisienne. Selon tes goûts, tu y dégusteras, après une kémia très engageante, un ragoût de gombos, ou une méchmachia, du boeuf mijoté avec des fruits secs. Tu te régaleras ensuite d'un sabayon glacé parfumé à l'alccol d'amande...
Z : Cela me rappelle quelques souvenirs anciens. Jadis, rue de Trévise, à Paris, j'ai connu un excellent restaurant de cuisine juive tunisienne, le Petit Dominique. Il est aujourd'hui fermé. Je te suivrai donc volontiers dans ce choix...
A: D'autant plus que Jacob te racontera mieux que d'autres l'histoire d'un pays où il est revenu après un exil de près de vingt ans à Paris : c'est de lui que j'ai appris le nom des trois papes tunisiens dont le portrait orne le nord du choeur de la Cathédrale de Tunis: Saint Victor, Saint Miltiade et Saint Gélase ( dont les musulmans ont baptisé le cimetière du sud de Tunis!). C'est de lui que j'ai appris la présence des juifs en Tunisie depuis trois mille ans, présence symbolique aujourd'hui : mille quatre cent juifs se revendiquant comme tels, pour trois synagogues encore actives.
Z : Alors, j'ai plein de questions à lui poser et à te poser. Comme je te l’ai dit, j’ai lu naguère les impressions d’un voyage quasi hivernal de Maupassant, entre Tunis et Kairouan3. Comment arrive-t-il à évoquer de manière aussi précise les formes et même les couleurs de ces paysages visités?
Il y a aussi des moments de rencontre poignants comme cette visite à un asile tunisois...
Cette lecture apéritive me donne envie d’interroger mon Ariane tunisoise... qui, couleur locale, s’appellerait forcément Ariana :
Y a-t-il un seul endroit au moins à Tunis, où l’on peut trouver trace de la « capitale éblouissante d’Arlequin » et des costumes d’une fantaisie étourdissante qu’a vus Maupassant lors de son séjour?
Où peut-on y entendre encore les airs d’autrefois éclos sous le ciel d’Andalousie?
Aux jardins de l’Ariana, si tu les as visités, les buissons énormes de jasmin sont-ils les rois de la place, ou l’ont-ils cédée à d'autres plantes parfumées? Peut-on toujours y cueillir le fruit du cédrat?
A : Oh là ! Répondre à toutes ces questions reviendrait à l'écrire, ton bouquin ! Bon, je consens quelques pistes :
"Ariana" en arabe signifie "nue", l'adjectif au féminin, je n’y peux rien c'est comme ça... Et si tu veux tout savoir, sur les jardins de l'Ariana est aujourd'hui construite la Faculté des Sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis, dite la Fac de l'Ariana !…C'est dans les environs de l'Ariana que se trouvait le fameux parc d'Abou Fihr avec ses bosquets et ses lacs artificiels à l'usage des princesses hafsides, les poètes tunisiens ayant longtemps chanté les roses des jardins de l'Ariana. Tu veux vraiment que je poursuive ?
Z : Bien sûr !
A : Alors j’essaierai de t’expliquer, d’abord, pourquoi la couleur de Tunis, c’est le vert, bien que Chadly ben Abdallah ait écrit que « par la blancheur de ses terrasses étincelant au soleil (…) Tunis est appelée Tunis La Blanche ». À la différence de Carthage, tournée sur la mer, parce que colonie phénicienne, sa voisine Tunis, vieille cité punique qui lui préexistait, vit tournée vers la terre, entourée de collines et de lacs qui les reflètent. Pourtant, c’est cette proximité de la mer qui, dans un contexte climatique particulièrement sec, a permis de mettre un coin de verdure sur cette terre. Au milieu de la ville européenne, le Parc du Belvédère occupe l’une des collines, mais le vert domine aussi le cimetière du Jellaz ( en l'honneur de Saint Gelase!), El Rabta, le domaine universitaire de l’Ariana…
Et, surtout, il faut imaginer qu’au-delà de la « Porte Verte », Bâb el Khadra, de la médina, aujourd'hui marché vivant, commençaient autrefois les maraîchages qui l’alimentaient.
Tunis est blanche, mais verte à la fois. Et si tu ne me crois pas encore, regarde plutôt ces photos que j’ai prises !
Z : Tunis est verte, comme la forêt où Didon part chasser en compagnie d’Enée. Verte, enfin, comme les propos sévères de Taoufik Ben Brik quand il évoque la dictature de Ben Ali et la disparition des lieux de parole et d’écriture dans son pays.
A : J’ai lu cela, en effet, naguère. 4Depuis, pendant quelque temps, « Le Monde » n’a pas été diffusé dans la ville. La charge est belle et féroce à la fois….
Z : Elle est belle en effet :
« Allongée dans sa tombe de lumière, Tunis se fane. Elle a la beauté des jeunes veuves ou des femmes abandonnées. Les Phéniciens, les Romains, les Arabes, les Normands, l’ont autrefois couverte d’or et de céramique. Ils ont accroché sur son buste des palais et des Colisée. La ronde infinie des soupirants semble ne plus jamais devoir finir. Flaubert se jette à ses pieds avec sa prose. Pour elle, Mahmoud Darwich a oublié sa Palestine… ».
A : C’est vrai : Darwich, ce grand poète d’un peuple sans état, ce poète que j’aime tant réciter, a séjourné longtemps en exil, comme beaucoup de dirigeants palestiniens, en cette ville. C’était au temps, où un vent de liberté volait encore dans ses murs. C’était avant que Ben Ali soit omniprésent sur les murs et dans les échopes. Car, comme poursuit Ben Brik à propos de Tunis, et c’est là, précisément, que sa charge devient féroce :
« La mauvaise affaire de sa très longue vie, elle l’a connue avec un homme trapu, aux cheveux gominés…Le président Ben Ali a mutilé l’organe le plus précieux des Tunisois : la langue. »
Et, après avoir fait la liste des artistes, musiciens, acteurs, plasticiens ou écrivains qui ont dû se taire, de demander : « Mais qui écrit encore à Tunis » ?
Z : Il est aujourd’hui bien plus facile d’écrire ensemble sur Tunis que d’écrire à Tunis. C’est pourquoi nous nous devons de relayer le cri de celui qui a dû s’en absenter. Relayer la « prière de l’absent».
A: Et dire que Tunis mérite mieux, même si la photo d'un homme sans âge aux cheveux teints orne les rues et semble accorder protection à tous les commerces. Même si, à côté des ruines de Cathage, tu dois détourner tes pas pour contourner le Palais présidentiel. Même si des policiers en civil et leurs mutiples indicateurs se mêlent chaque jour aux passants.
Il faut aller à Tunis. D'abord pour constater tout ce que nous avons comme héritage commun. La visite de l'extraordinaire musée du Bardo le démontre abondamment. Vas et témoigne. Vas et regardes bien. Perds-toi dans la Médina, arrêtes-toi dans ses palais, mais aussi dans ses ruelles, en évitant de ressembler à un touriste. Vas aussi jusqu'à la rue des Salines me chercher un CD de Lofti Bouchnak.
Et tentes de résister comme Ulysse au Sirènes.
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