vendredi 25 juillet 2008

Livre 2 : UN REFUGE

UN REFUGE



…Salonique fut, en un espace réduit, une nouvelle Sefarad. Comme dans la Sefarad d’avant 1492, clochers, minarets, synagogues y coexistèrent paisiblement. Pendant deux siècles même, Salonique fut un microcosme d’Espagne où se juxtaposèrent sans se confondre, autour de leur synagogue propre, Catalans, Aragonais, Castillans, Andalous, Majorquins…

Edgar Morin,

Vidal et les siens

Z : S’il est une ville où j’aimerais à mon tour te guider, c’est Thessalonique la grecque, qui fut aussi la Salonique des Turcs. C’est là que je fis véritablement connaissance avec la culture méditerranéenne, après un long trajet par l’Allemagne, l’Autriche, la Hongrie et ce qui était encore la Yougoslavie.
J’accompagnais alors un ami grec dont la famille était originaire de Smyrne. Celle-ci s’était réfugiée à Thessalonique, devenue grecque depuis 1912, puis les parents de cet ami avaient tenté leur chance à Paris.
La mère de cet ami, une fois veuve, était retournée à Thessalonique et occupait un grand appartement rue Markou Botsaris, où elle nous accueillit. Je me souviens encore de la date : c'était à la fête de Marina, le 17 juillet, et le port était fort animé pour la circonstance. La rue Botsaris descend vers la mer à partir de la célèbre via Egnatia13. En remontant la rue, à un petit kilomètre, se trouvait le marché central. C’est là que j’ai appris ce qu’était un marché oriental, un bazar. Une profusion d’étals colorés par tous les fruits et légumes qu’on trouve en juillet, figues fraîches– je n’en avais jamais vues auparavant ! –, pastèques et melons jaunes à profusion, olives de toutes couleurs, senteurs d’épices que je connaissais alors fort peu.
Est-ce près de cet endroit que Jacques Lacarrière dansait le zébétiko, sur la musique plaintive de cette chanson à la mode de l’époque qui répétait à l’envi :

Ase me, ase me na se lismoniso?

A moins que ce ne soit près des remparts. J'ai le souvenir d'un bar, disposant d'une vue panoramique exceptionnelle, où chaque soir un groupe de musique faisait danser la jeunesse locale.

... Avec mes amis, j'ai erré dans la ville basse, entre les églises anciennes, Agia Sofia et Agios Dimitrios, aux superbes mosaïques, fait une halte à l'Arc de Galère .En nous dirigeant vers la digue de mer, nous n’étions pas très loin de la Tour blanche, seul vestige des fortifications maritimes, et des terrasses de café qui servent après le paseo des mezzés pour accompagner l’ouzo local. C’est là que j’ai goûté et apprécié mon premier mezzé, le soir, après la sieste, tandis que la mère de mon ami me racontait sa vie et d’abord l’exode d’une terre qui fut historiquement grecque, Smyrne, pour ce refuge macédonien.

Mais que m’apprend-tu ? Thessalonique n’est pas seulement cette ville du Nord de la Grèce où de nombreux grecs d’Asie mineure trouvèrent refuge après la « Grande Catastrophe » ?

A : Avant d’être leur refuge, cette ville fut en effet celui de milliers de juifs séfarades après le décret d’Isabelle et Ferdinand de Castille sommant, en 1492, les juifs d’Espagne de se convertir et de partir. Bien avant eux, encore, après la première destruction du Temple, une communauté juive influente s’y était installée cinq siècles avant notre ère, comme dans toute la Grèce et s’était totalement hellénisée.
Ces juifs « Romaniotes », ce sont eux qui ont inventé les « synagogues », ces lieux où la communauté se rassemble. Je ne t’ai pas parlé du Musée Hébraïque de Grèce, tu devrais pourtant le visiter pour mieux connaître cette histoire deux fois millénaire. Paul de Tarse, quant à lui, alla à la rencontre de ces juifs de Thessalonique à son troisième voyage, pour les convertir à la foi chrétienne. Lui ne voyageait guère pour l’agrément, mais pour une mission sacrée. Son résultat fut mitigé. Les juifs romaniotes, citoyens de l’Empire Romain,parce que tout à fait hellénisés, ont été peu tentés par cette religion alors subversive.
C’est probablement leur présence millénaire à Thessalonique, comme dans toute la Grèce, d’ailleurs, qui leur valut d’accueillir, avec la bienveillance du sultan ottoman Bajazet II, les juifs de Sefarad, chassés d’Espagne, emmenant précieusement dans leurs bagages la langue espagnole de l’époque.

Z : Je crois entendre les chants de Françoise ATLAN…

J'ai rencontré Meliselda la fille du roi, Radieuse et belle

A : Précisément. Elle a retrouvé et interprété le patrimoine légué par ces juifs, particulièrement à Salonique. Dans « Vidal et les siens », Edgar Morin en rendant hommage à son père, juif séfarade, reconstitue cette histoire fabuleuse de ces juifs qui constituaient encore au début du XXe siècle la majorité de la population de « Salonique ». Il raconte qu’en 1912, à la veille de la conquête de « Salonique » par les grecs, il y avait 56 % de juifs, 20% de grecs, et 20% seulement de turcs. Encore faut-il préciser que parmi ces turcs, on comptait une moitié de « deumnè», ces juifs disciples d’un mystique juif de Smyrne, Sabbetaï Zevi, qui se prenait pour le Messie et prétendait que 1648 serait l'année de la rédemption des juifs. D'origine andalouse, sa famille était installée à Smyrne . Cabbaliste éminent, il a fait le tour des ports sous domination ottomane pour propager son ...message, ce qui est bien la moindre des choses pour un messie, et s'est arrêté longuement à Salonique, avant de retourner triomphalement à Smyrne, peu avant 1666, l'année tant redoutée par les chrétiens (celle de l'Apocalypse), mais tant exaltée par ses partisans qui le voyaient rassembler les dix tribus d'Israël pour retourner en terre sainte.

Z : On dit qu’en son temps, il influença même les juifs réfugiés à Amsterdam ! C'est du moins ce que j'ai vu, naguère, dans une gravure du Musée d'Art et d'Histoire Juive, à Paris. Mais pourquoi donc les comptait-on parmi les turcs ?

A : Simplement parce que le Sultan, ému par l’agitation créée autour de ce « Messie » le contraint à choisir entre la mise à mort et la conversion à l’Islam. Encore faut-il préciser que parmi ces turcs, on comptait une moitié de « dönme», ces juifs disciples d’un mystique juif de Smyrne, Sabbetaï Zevi, qui se prenait pour le Messie et prétendait que 1648 serait l'année de la rédemption des juifs. D'origine andalouse, sa famille était installée à Smyrne . Cabbaliste éminent, il a fait le tour des ports sous domination ottomane pour propager son ...message, ce qui est bien la moindre des choses pour un messie, et s'est arrêté longuement à Salonique, avant de retourner triomphalement à Smyrne, peu avant 1666, l'année tant redoutée par les chrétiens (celle de l'Apocalypse), mais tant exaltée par ses partisans qui le voyaient rassembler les dix tribus d'Israël pour retourner en terre sainte.

Z : On dit qu’en son temps, il influença même les juifs réfugiés à Amsterdam ! C'est du moins ce que j'ai vu, naguère, dans une gravure du Musée d'Art et d'Histoire Juive, à Paris. Mais pourquoi donc les comptait-on parmi les turcs ?

A : Simplement parce que le Sultan, ému par l’agitation créée autour de ce « Messie » le contraint à choisir entre la mise à mort et la conversion à l’Islam. Sabbetaï Zevi choisit donc la conversion, comme autrefois les marranes en terre catholique, est ses disciples font massivement de même. Amin Maalouf, à ceux qui continuent de se moquer de lui, parce qu'il avait fait passer sa vie avant sa foi, répond « Béni soit celui qui a choisi de vivre! Oui, béni soit l'instinct humain de Sabbataï! »1. Toujours est-il que ces « dönme » (« ceux qui se sont retournés », au sens de « convertis » en turc), qu'il vaut mieux appeler « saloniciens », et qui ont embrassé la religion des turcs sont traités comme tels, et non soumis à l’impôt réclamé aux « infidèles ». Ce qui ne les empêche pas, jusqu’à ce qu’ils se réfugient massivement à Istanbul, après la conquête grecque, de suivre secrètement les rites de la religion hébraïque, et de constituer une communauté très solidaire, mais fermée, pratiquant une stricte endogamie.

Z : De cette présence juive, il ne reste guère de trace…

A : D’un certain point de vue, au-delà des deux synagogues restantes et du millier de juif recensés sur la ville, tu as raison : la ville basse où ces « israélites du levant » coexistaient avec les grecs a brûlé en août 1917, et une bonne partie du patrimoine architectural a disparu, au profit d’une ville nouvelle construite en damier. Ta rue Marcou Botzaris en fait partie.
Pense que, selon Edgar Morin, il y eut 53000 sinistrés, que 34 synagogues sur 37 furent brûlées, et 10 écoles de la communauté sur 13 ! Beaucoup quittèrent la ville alors pour rejoindre une famille proche ou lointaine à Istanbul, en Italie, en France ou ailleurs dans toute l’Europe.
Les nazis ont fait disparaître litéralement le reste de la communauté, en conduisant dans les camps d’extermination près de 40000 juifs saloniciens. Quelques uns ont pu s'enfuir grâce à des « justes » hellènes. Thanassis Valtinos raconte, dans une courte nouvelle, cette évasion de la famille Léon ( les savonneries Léon...) du ghetto de Salonique15. Dans la ville, le Yahudi Hammam , ce hammam des juifs,converti en marché aux fleurs et en taverne est à peu près tout ce qui subsiste du quartier juif.
Et pourtant, la contribution de ces « israélites du levant » fut essentielle à la richesse de la deuxième ville de l’empire ottoman, comme à l’arrivée des idées nouvelles. Ce sont eux qui ont apporté la prospérité au Port, en fournissant notamment les tissus, draps et tapis dont la cour et l’armée ottomane avaient besoin. Par leurs relations dans toute la diaspora, ils étaient un vecteur de développement du port, qui devint, après la guerre de Crimée, un véritable « entrepôt » de l’Europe. Ils prirent part à la construction du chemin de fer. Enfin et surtout, ses élites occidentalisées portèrent les idées nouvelles et révolutionnaires de l’époque, et parfois même les idées laïques et socialistes. En sus du judéo-espagnol, on parlait couramment l’italien de Livourne et le français (comme à Istanbul d’ailleurs)…
Il se dit que Mustapha Kemal Atatürk, né à Salonique, avait dans son entourage beaucoup de « dönme », que son père lui avait fait suivre les cours d'une école dirigée par l'un d'entre eux, parce qu'ouverte aux idées nouvelles, et que le mouvement des Jeunes Turcs avait, dans la ville, de nombreux sympathisants juifs, avant que celle-ci ne soit sous le contrôle de l’Etat Grec. S’ils se retrouvaient dans le combat contre le régime ottoman, ils ne trouvaient forcément pas leur place dans les combats nationalistes que se livraient les nations balkaniques et les Turcs.
Les israélites de la ville ne se sentaient ni grecs, ni turcs, ils étaient « saloniciens », puisqu’ils y étaient majoritaires à une certaine époque. Ce qui était difficilement compréhensible quand il s’agissait de leur rédiger un passeport : lis les mésaventures de Vidal, père d’Edgar Morin, arrivant en 1917 en France ! C’est cette histoire particulière qui fait du philosophe un « citoyen du monde », plutôt qu’un adepte d’un nouveau nationalisme.

Z : Tu oublies un apport essentiel de ces juifs levantins : le pastellico !

A : Ah, oui ! Je me souviens ce qu’en écrit Morin :
« Le pastellico a traversé une nouvelle fois la Méditerranée, il est arrivé en France avec les séfarades d'Orient. Et, quand le séfaradisme s'est dilué chez les Francs, le noyau matriciel de sa culture a subsisté ; ce noyau, comme dans toute culture, est gastronomique, et, au noyau de ce noyau, il y a le pastellico. Devenu nourriture maternelle pour ses enfants, le pastellico est désormais seul survivant, dans le monde français et gentil …, du monde englouti de la Salonique séfarade. »
Pastellico, Pastilla, borek ou brick, ou encore tiropitakias que tu as dégustés dans les cafés de Thessalonique ou d’Athènes : la même origine, d’une recette qui erre tout autour du bassin méditerranéen. Comme toi.

Z : Oui, mais pour ce qui me concerne, le principal souvenir culinaire de Thessalonique, ce sont les « papoutsakia » de la mère de mon ami : des aubergines farcies de viande et de riz, si goûteuses que j’en salive encore en m’en souvenant.



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