L’ILE Où LA TORTUE ÉCOUTAIT À LA PORTE
Corfou est vert vénitien et aimée du soleil. Sa richesse est lénifiante. Ses vallées sont peintes à grands traits jaunes et rouges.
Lawrence Durrell
(L’esprit des lieux)
A : Tu aimes Venise. Tu aimeras donc certainement la ville de Corfou, où l’on débarque sur l’île venant de la mer. Ici, comme dans l’antique Raguse de Croatie, l’influence vénitienne est largement présente sur les façades, dans l’urbanisme et la culture de la ville. L’été, dès 18 heures, on joue de la musique classique, à l’ombre des deux citadelles qui surent résister à l’invasion turque. J’aime, l’été, être attablée à la terrasse d’un de ces cafés sous les arcades, et regarder passer les Corfiotes à l’heure de la passagieta. J’aime aussi, au petit matin– quand, exceptionnellement je me suis couchée de bonne heure ! – admirer la beauté de la ville dans les premiers rayons du soleil, aux premiers bourdonnements du clocher de Saint Spyridon.
J’aime particulièrement, à ce moment précis, les élégantes et longues arcades de l’Esplanade Française. Car je ne te l’ai pas dit, après les vénitiens, les Français, sous Napoléon, avant les Anglais, ont laissé leurs empreintes…
Z : « Bien que la ville ne soit qu’une suite de projets avortés, vénitien, français et britannique, elle n’en demeure pas moins un chef d’œuvre. », écrit Durrell. Peut-être est-ce précisément l’assemblage particulier de ces projets avortés qui en fait toute la beauté !
A : Peut-être. Mais je dois te dire que l’endroit que j’aime par-dessus tout, dans l’île de Corfou, c’est PALIOKASRITSA, sur la côte ouest.
Z : La légende raconte que c’est dans sa baie qu’Ulysse, ayant quitté Calypso, échoua avec son radeau, après plusieurs jours d’errance. C’est là qu’il rencontra donc Nausicaa. La description qu’en fait Durrell dans « l’Ile de Prospero » est enthousiaste. Il faut dire que c’est dans cette île que, jeune écrivain, il s’est retiré en compagnie de sa femme. Il décrit :
« Noyée dans les oliviers, la petite baie (de Paliokastritsa) est d’une perfection à vous couper le souffle : c’est une sublime conspiration de lumière, de bleu et de cyprès. La face des rochers appelle la lumière et la fait revoler en éclats dans le ciel comme sur la mer, et le baigneur dans son bateau, lorsqu’il regarde à travers l’éblouissement fracassé du soleil ionien, peut en même temps plonger le regard dans cinq mètres d’eau sans qu’aucun rocher ni aucune herbe n’interrompe le jeu de son imagination. S’il plonge, il peut imaginer qu’il creuse une brèche dans le plancher de l’espace, jusqu’à ce que ses doigts touchent le sable lourd et plein de sève. Lorsqu’il regagne la surface par le jeu des muscles, il a l’impression que ce n’est pas seulement le ciel bleu qui s’ouvre à l’étreinte de ses bras, mais la voûte même des cieux. Les murailles sont douloureusement tordues dans du muscle volcanique pourpre, vert et nacré. »
A : C’est très juste. J’ai des souvenirs forts de ces paysages. J’imagine Ulysse, comme le raconte Homère, se coucher nu « sous la double cépée d’un olivier greffé et d’un olivier franc qui, nés d’un même tronc, ne laissaient pénétrer ni les vents les plus forts ni les brumes humides ». D’ailleurs, je peux témoigner que cela se pratique plus que jamais dans quelques criques de cet endroit ! Et c’est dans cette tenue qu’Ulysse, seulement couvert d’écume, rencontre Nausicaa aux bras blancs, nullement effarouchée, qui le conduit à son père Alkinoos.
…Mais pourquoi donc Durrell donne-t-il à Corfou l’appellation « Ile de Prospero » ?
Z : Un de ses amis, le comte D., imagine que Kerkyra-Corfou n’est autre que la Sycorax décrite dans la Tempête de Shakespeare. L’Ile où Prospero, duc de Milan, a fait naufrage avec sa fille, est cependant moins accueillante que celle d’Ulysse , puisque c’est celle d’une « sorcière aux yeux bleus »! Mais, au-delà de ces références littéraires prestigieuses (passer d’Homère à Shakespeare, ce n’est quand même pas comme passer de Charybde en Scylla !), qu’évoque pour toi Corfou ?
A : Spontanément : un régal. De ces sortes de moules qu’on nomme « petrosolines » (littéralement : tuyaux qui poussent dans les pierres), des coquillages cueillis par un ami qui s’était empressé de les apporter au restaurant, lequel les avait cuisinés avec de l’huile d’olive et du citron. Un régal, vraiment.
D’autres impressions, encore : la visite du monastère de la Panaghia, soit dit en passant, l’une des plus belles vues sur la baie, les chants étranges et mélodieux qu’on pouvait y écouter, et les kyrielles de thamatas, ces bijoux que l’on apporte en offrande.
Ou encore, cette longue balade en pédalo jusqu’à une superbe grotte…
Z : …Que décrit Durrell :
« À ceux qui aiment le mystère, comme aux spécialistes, il faut révéler l’existence d’une vaste grotte, à la pointe, juste devant la plage que les cartes signalent sous le nom de Hermones. On ne peut s’en approcher que lorsque la mer est parfaitement calme, et son entrée imposante fait penser à un porche gothique ; elle est surmontée par des plaques de roche métamorphique parfaitement lisses, comme si quelque inscription en avait été effacée. »
A : Un refuge idéal pour quelques nudistes. Mais, tu l’as vu avec Ulysse, l’exemple vient de loin. Le plus dur fut le retour par vent de face. Heureusement, après sept kilomètres de pédalo, il y avait les petrosolines…
Z : Ta madeleine, en quelque sorte. Pour moi, cette île, que je ne connais malheureusement qu’au travers des livres, c’est, depuis peu, une image amusante. Elle est de Durrell, dans l’Esprit des Lieux, ce recueil de lettres à des amis sur ses découvertes de voyage. Lors de son installation sur l’île, à l’été de 1935, il écrivit à son ami Alan Thomas ses premières impressions de séjour à la villa Agazini. Les journées étant ensoleillées et très chaudes, il raconte que, sous cette chaleur, les seuls êtres capables de s’activer étaient les abeilles, les lézards et les tortues… Et de noter dans une parenthèse cette belle image : « hier, j’ai surpris une tortue qui écoutait à notre porte ».
A : en grec, la tortue se dit chélonia. D’elle, un dicton antique dit qu’elle ne dit mot de son vivant, mais chante après sa mort, car de sa carapace, Hermès a fait une lyre.
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