vendredi 25 juillet 2008

Livre 2: LA VIE ERRANTE

LA VIE ERRANTE



Souhaite que dure le voyage. Que nombreux soient les matins d’été où Avec quelle ferveur et quelle délectation Tu aborderas à des ports inconnus !

Constantin Cavafy


Le corps essentiel de la Grèce, celui qui la fait vivre, respirer, s’échanger avec le reste de la planète, ce corps n’est pas en Grèce, mais sur les mers.

Jacques Lacarrière


A : Je commencerais mon voyage par Ancône. Pour aller vers Corfou, pas besoin, en effet, d’embarquer à Bari ou Brindisi. Le trajet en bateau est certes long. Il n’est pas direct : on passe par Igouménitsa. Mais on s’épargne la fatigue d’une longue route en voiture, et l’on peut traverser l’Adriatique de nuit. J’ai pris l’habitude de dormir sur le pont du ferry, KATASTROMATA, dit-on, c’est-à-dire à même le sol, sur un matelas (gonflable, le plus souvent). Quelle meilleure introduction à la Grèce que de commencer par un séjour un peu long sur un navire ! Décompose la Grèce, et tu verras qu’au fond, il ne restera presque que la montagne et surtout la mer. Sur les pans de la montagne, des oliviers, de la vigne et des figuiers. Sur la mer, tous les bateaux qui font la fierté de la Grèce et des Grecs. Et, posées tout autour du continent, comme nées des flots, toutes ces îles, ces myriades d’îles qu’il faut souvent découvrir au prix de longs voyages en ferries.

Z : Il paraît que la ville d’Ancône a été créée par des grecs qui fuyaient Syracuse, ce qui explique son nom : ANKON, c’est le coude, en grec, en référence à la butte qui protège ce port naturel ! Ancône, c’est déjà un peu la Grèce !

A : Tu me l’apprends. Mais cette fuite des Syracusains, cela me renvoie à l’errance de beaucoup de grecs à travers le monde. Ulysse n’est que l’archétype de la diaspora grecque, « l’exil forcé ou volontaire, la dispersion historique et planétaire des Grecs ». Beaucoup de Grecs d’Asie Mineure ont été en quelque sorte des « boat people » quand ils ont été chassés par les Turcs, il y a près d’un siècle. Ils composent une bonne part de l’immigration récente, depuis 1922, suite à la « Grande catastrophe » de Smyrne.

Z : Et Ancône, qu’en as-tu vu ? Si la ville, à ce qu’on raconte, a subi de gros bombardements pendant la dernière guerre, elle a gardé au-dessus du port quelques monuments anciens, dont l’église Santa Maria della Piazza…

A : J’ai surtout en mémoire le long ruban de plages magnifiques de Rimini, Pesaro… Jusqu’à l’arrivée au port. Et les dômes dorés du Duomo qu’on admire en le quittant. Mais à peine partie, j’ai avant tout la nostalgie– si tu savais combien ce mot est un mot grec, ce « mal du retour » !– du pays que je veux retrouver. « Où que me porte mon voyage, la Grèce me fait mal », écrit Séféris. Le ferry, son casino, ses salles à manger, ses commerces, sa piste de danse, c’est déjà un peu de Grèce. Le casino, c’est Mercure qui le patronne, et tout le monde sait que les Grecs se ruinent au jeu ! Les salles à manger, c’est le plaisir de goûter à nouveau le goût des tiropitakia, ces délicieux petits triangles de pâte feuilletée farcis à la féta. J'aime aussi les traversées, car c'est un moment idéal pour qui a soif de lecture... Je sais que tu me comprendras. Et quelle joie, debout, à l’aube, sur le pont, après avoir guetté les premiers rayons du soleil sur les vagues, de découvrir à l’horizon– désolée, c’est encore un mot grec -, les cimes neigeuses des montagnes albanaises, quand on ne se retrouve pas carrément dans leur ombre !

Z : J’ai lu, en effet, ce qu’écrit Lacarrière sur le nostos, ce désir de retour, et sur le mal que l’on éprouve lorsqu’on veut de toutes ses forces rentrer chez soi, et que cela semble difficile. C’est encore OMIROS, celui qui ne voit pas, l’aveugle le plus célèbre de Grèce, qui en parlait le mieux dans l’Odyssée.

A : Celui qui ne voit pas voit très loin… Arrivés sur le continent, à Igoumenitsa, on peut découvrir, à 30 kilomètres, un lieu que j’aime beaucoup, un village du nom de Perdika. On y trouve un site archéologique (l’antique Perdika), qui s’appelle DIMONASTRO. À proximité, trois gros rochers comme des montagnes que l’on nomme « les trois sœurs » (oi treis adelphes) : ils donnent sur une plage inaccessible en voiture du nom de Prapamali ("derrière la montagne", en albanais). Une plage de sable blanc où vivent des beatniks autrichiens l’été, sous des abris de fortune faits de piquets de bois et de chutes de toile. Ils laissent toujours derrière eux des fresques aux peintures multicolores sur les rochers, qui s’effacent progressivement pendant l’hiver, avec les ressacs de la mer. Les Italiens ont, durant la deuxième guerre mondiale, pillé toute la nécropole de Perdika, un soir. Les villageois n’ont rien pu faire.

Aucun commentaire: